17/04/2015, jour 34: Argenton-sur-Creuse – Crozant

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Que la nuit fut douce au sein de ce foyer accueillant. Lorsque, hier, je me suis présenté à Mélanie, j’étais à cent lieues de me douter d’un tel altruisme. J’en suis encore tout ému, si bien qu’après un solide déjeuner en sa compagnie, au moment de la laisser à ses enfants et ses occupations, je ne peux que lui exprimer toute ma gratitude. Il existe encore ainsi à travers le monde, des gens comme eux, simples et généreux, des personnes qui, d’un simple geste, sont capables de redonner foi en l’humanité. Elle m’accompagnera jusqu’au perron de sa maison, avant de tourner les talons en me faisant un dernier signe de la main, et en me souhaitant un bon Chemin.

Je sais qu’aujourd’hui, je vais à nouveau devoir m’attaquer à de sérieux dénivelés. Fabien m’avait prévenu, lui qui court régulièrement dans les bois environnants. Il faut toutefois reconnaître que les paysages sont beaucoup plus agréables. Des collines d’où dévalent des torrents, des routes qui grimpent ou qui descendent en d’incessants lacets, et puis ces forêts au vert luxuriant. Je retrouve un peu ici mes Ardennes nationales, mais en version française, avec des villages aux relents d’un autre temps.

Chemin faisant vers Crozant, je vais aujourd’hui croiser un monsieur promenant son chien, puis une dame s’en allant au marché. A chacune de ces rencontres, je prends maintenant le temps de m’arrêter. Je soulève en eux un mélange d’admiration et d’incompréhension, ils éveillent en moi la curiosité de leur vie. Nous discutons un moment, ils m’accompagnent parfois pour quelques pas. Mais à chaque fois, en les quittant, j’ai la sensation d’avoir accompli une mission, celle d’agrémenter leur journée, et de leur donner matière à réflexion. En échange, ils m’apportent la satisfaction de leur regard, ainsi que bien souvent, leurs vœux de réussite. Tout cela peut paraître prétentieux ou insignifiant, mais ces rencontres, aussi fugaces soient-elles, font peu à peu mon Chemin, ce qui le différenciera de celui des autres pèlerins, et de mes Chemins à venir.

Depuis ce matin, je n’ai plus rien à manger dans mon sac. J’essaye pourtant d’avoir toujours avec moi au moins l’équivalent d’un repas, histoire de ne pas tomber d’inanition en cours de route. Mais le peu que j’avais, un quignon de pain, je l’ai partagé avec mes hôtes aux agapes d’hier. Je dois donc penser sans plus tarder à me ravitailler, et lorsque j’entends la musique d’un marchand ambulant, c’est tout naturellement que je m’y dirige avec empressement. C’est un boucher itinérant comme on n’en voit plus chez nous, qui passe ainsi de village en village dans ces vallons reculés. Je me mets dans la file, et comme de bien entendu, la conversation s’engage avec le vieux monsieur qui me précède. Il aura pourtant dû me prendre pour un demeuré, avec mes yeux de merlan frit. Je ne comprenais traitre mot à son langage. Si je ne m’étais pas retrouvé perdu en plein milieu de la France, j’aurai même pu croire à un remake de Bienvenu chez les Ch’tis. Je cherche du regard une caméra cachée, je ne fais que croiser les yeux du boucher amusé devant mon air ahuri. Il viendra pourtant à mon secours en répondant à cet homme dans la même langue incompréhensible à mes oreilles.

Après avoir fait le plein de pain et de boudin, je peux enfin reprendre ma route, rassuré de ne plus mourir de faim. Je rejoins pour quelques kilomètres la paisible Creuse, mais elle ne sera qu’une parenthèse de quiétude avant les chemins que je vais devoir affronter par la suite. Cela va commencer en force dès que j’en quitte les berges boisées, par un sentier abrupt parsemé de rochers. C’est un escalier chaotique pour géants. Je dois assurer chaque pas, m’aider de Wilson, soulever les genoux au plus haut, pour passer de marche en marche. Je me rappelle, en Belgique, la vallée de l’Hermeton, qui m’avait causé pareils soucis. Au détour de chaque méandre, je devais alors escalader les flancs escarpés de la rivière. J’étais venu à bout de cette épreuve à force de volonté. Il en serait de même ici, jusqu’à Châtillon, puis Eguzon, et enfin Crozant !

Peu de monde dans ces vallées encaissées, et il faut bien avouer que mis-à-part Phil et Christian, je n’ai pas croisé d’autres pèlerins ces derniers jours. Peut-être vais-je revoir aujourd’hui mes amis de Vezelay, ceux qui avaient pour la plupart décidés d’emprunter la voie de Nevers? Aujourd’hui, en effet, je passerai à Gargilesse, là où les deux branches de la Via Lemovicensis se rejoignent (*). Petit village de pierre, niché au creux d’un vallon, Gargillesse s’enorgueillit d’être classé parmi les plus beaux villages de  France, ainsi que le refuge de nombreux artistes. Il est aussi et surtout pour moi, le point de passage obligé de tous les pèlerins sur la Voie de Vezelay. Mais à mon grand étonnement, c’est toujours aussi seul que je continuerai à tracer. Non pas que cela me pèse, bien au contraire, mais j’étais persuadé qu’au fil du temps, la foule de pèlerins s’intensifierait.

Je remonte maintenant lentement et péniblement vers Eguzon, le long d’une route monotone, sous une grisaille tout aussi triste. Le temps n’est pas de la partie, et je pense soudainement que je n’ai rien réservé pour ce soir. J’avais bien vu dans mon guide que la mairie de Crozant mettait un local à notre disposition, et c’est donc confiant que je compose le numéro de téléphone. Sans le savoir, je vais alors tomber sur l’employée la plus extraordinairement dévouée que j’aie jamais rencontrée. Désolée de ne pouvoir satisfaire à ma demande, elle va se démener corps et âme pour moi, tout au long de l’après-midi, d’abord pour tenter de trouver une solution, ensuite, et en dernier recours, pour m’obtenir l’autorisation d’occuper le camping municipal. Je l’ai mainte fois au téléphone, et je pense que son ton enjoué associé à son rire auront fait ma journée ! Sans la connaître, au simple son de sa voix, je la devine espiègle et naturelle, un peu à l’image de la Mademoiselle Jeanne de Gaston Lagaffe. J’aimerai la rencontrer, la remercier, me rendre compte si mon interprétation correspond bien à la réalité. Mais il me reste encore pas mal de kilomètres, et je pense à regret que j’arriverai bien après la fin de son service.

La montée vers Crozant va s’avérer des plus pénibles. Posé au sommet d’une colline surplombant la Creuse, à la confluence d’un petit torrent, c’est du versant opposé que j’apercevrais tout d’abord les ruines imposantes du château médiéval. Une seule vallée m’en sépare, un tout petit vallon au creux duquel coule ce torrent. Mais il me faudra descendre en lacet jusqu’en son point le plus bas pour le franchir par un petit pont de pierre, avant de remonter vers l’église juchée en plein centre du village. Ça grimpe à n’en plus finir, et mes pieds échauffés ont du mal à accepter cette dernière épreuve du jour. Mes efforts seront toutefois récompensés par une Mademoiselle Jeanne au sourire étincelant qui m’attend. Probablement aussi curieuse que moi de connaître le personnage avec qui elle avait blagué toute la journée, et puisqu’elle était chargée de la fermeture du site des ruines, elle avait décidé de trainer un peu dans l’espoir de m’apercevoir. Une rencontre furtive, le temps pour moi de la remercier, et pour elle de me souhaiter la bienvenue avec des yeux remplis d’étincelles. L’image que je m’étais fait d’elle n’était finalement pas si loin de la réalité.

Il me reste encore quelques mètres avant d’atteindre le plateau, avant aussi de trouver le camping qu’elle m’avait dégoté. Le village est désert, les commerces sont tous fermés. J’avais été bien inspiré ce matin de me charger en victuailles, ils viendront à point nommé au moment de souper dans l’antichambre de ma tente. Je pensais alors que ma journée allait se terminer ainsi, sans plus personne à qui parler. Mais à quelques encablures du sommet, je croise un homme à l’allure débonnaire. Bien qu’il fût affublé d’un gros bâton, ses habits ne cadraient cependant pas avec un look de pèlerin. Mais qu’à cela ne tienne, nous n’allions pas manquer pareille occasion d’engager une conversation.

Alexandre n’est effectivement pas en route pour Compostelle. Il est un simple randonneur épris de nature et de solitude. Tiens, donc ! Parti pour quelques jours, c’est ici dans la Creuse qu’il a décidé de venir se ressourcer. Mais par distraction, à moins que ça ne soit dans la précipitation du départ, il avait oublié d’emporter avec lui un appareil photo. L’occasion pour lui de me demander de l’immortaliser devant les ruines, et de me donner son adresse. Charge à moi de lui faire la promesse de lui envoyer le cliché à mon retour. Nous ne resterons cependant pas longtemps à discuter. Il commence à faire de plus en plus frais, les nuages deviennent menaçants, il a réservé à l’hôtel et je dois encore trouver mon camping. Je dois bien avouer que pour une fois, je me serai bien mis également à l’abri d’une chambre surchauffée. On entend au loin le grondement d’un probable orage. En serais-je épargné, ou vais-je devoir affronter les éléments? L’analogie à mon septième jour est frappante, car après la vallée de l’Hermeton, j’avais également essuyé des pluies torrentielles.

Le camping se situe finalement presqu’à la sortie du village. Je m’installe en hâte, car je n’ai plus maintenant aucun doute sur la météo des prochaines heures. Je serai seul dans ce vaste terrain: le choix d’un roi qui déploie sa tente où bon lui semble et bénéficie d’un jardin immense. Comble du bonheur, alors que tout est encore fermé, l’eau chaude a déjà été rétablie, et des lavabos extérieurs me permettent de faire une toilette complète ! Un morceau de pain coupé au couteau, et quelques tranches de boudin blanc constitueront mon festin. A peine le temps de replier mes effets que de grosses gouttes commencent à claquer tout autour de moi. Le tonnerre gronde et dans la pénombre du soir, à travers ma tente, je devine les éclairs qui zèbrent le ciel. Aujourd’hui, je n’ai donc pas un hôtel mille-et-une étoiles, j’ai un bungalow les pieds dans l’eau, et j’admire le feu d’artifices.


(*) La Via Lemovicensis, au départ de Vezelay, se divise en deux voies, une au nord en passant par Bourges, et l’autre au sud en descendant sur Nevers, avant de se rejoindre à Gargilesse en un tronçon commun jusque Saint-Jean-Pied-de-Port.


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© Luc BALTHASART, 08/06/2016

6 réflexions sur « 17/04/2015, jour 34: Argenton-sur-Creuse – Crozant »

    1. Vous êtes toujours la première, prête à dégainer le clavier pour commenter !
      Et c’est toujours avec le même plaisir que je reçois vos mots….

  1. Très bon choix de mots toujours j’aime beaucoup ton vocabulaire
    J’ai d’autant plus d’excitation à te lire sachant que je vais repartir
    Cette « creuse » à l’air magnifique
    À bientôt pèlerin !
    Alisa

    1. Les mots sont pour moi comme autant de notes de musique, avec lesquels je m’amuse à écrire une partition cohérente qui sonne bien à mes oreilles.
      J’écris effectivement beaucoup à « l’ouïe », je relis tout à voix haute, dix fois, cent fois si il le faut, dans un calme olympien et un silence religieux que je suis le seul à briser, jusque ce que cela me plaise, ou pour le moins décide que cela suffit, car parfois, souvent même, bien des jours après, voir des mois, en me relisant, je me dis que j’aurai peut-être dû écrire autrement. Enlala, perfection, quand tu me tiens…

      La Creuse est effectivement magnifique, très vallonnée, éprouvante, mais avec de magnifiques forêts et des villages pittoresques. A mon sens, un peu à l’instar de ce que tu dois rencontrer dans tes contrées…

      Quand pars-tu de Pontgibaud? 😉 Beau périple d’environ 350 km en tout cas ! Je te souhaite de belles et douces nuits de bivouac…

  2. Je voudrais revenir sur l’accueil et, comme je te comprends…
    Je me souviens de notre arrivée à Markina sur le Camino del Norte. Nous avons été accueillis comme des rois par une gentille dame. Elle nous a invités à sa table et a ouvert des bouteilles de vin sans compter… Que de souvenirs…
    C’est là que nous avons décidé de changer nos plans et de rester deux jours supplémentaires dans le groupe formé au début à Hondarribia. Non, ce n’était pas encore le moment de se quitter. Il n’en fut que d’autant plus difficile après. Une déchirure mais nous nous contactons régulièrement.
    Ah, Camino, quand tu nous tiens…
    Tu écris magnifiquement bien et tu ravives mes souvenirs 😉
    Nadia

    1. Quel bonheur d’être accueilli, d’avoir presque l’impression d’être attendu, et parfois même la sensation de faire partie de la famille !
      De cet accueil découle l’ambiance générale, la convivialité, les amitiés et la fraternité. Si en plus, le vin s’en mêle 😉

      Et lorsque cet accueil est spontané, non programmé, altruiste, comme je le décris, hospitalier dans son sens le plus noble, ça n’est plus un simple bonheur, mais un don du Ciel !

      Magnifiquement bien? Tu flattes mon égo, là ! Tu n’exagères pas un peu, Nadia? 😉 Un tout tout grand merci de me suivre ainsi et de partager avec nous tes avis !

      A bientôt,

      Luc

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