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Réveil difficile dans un paysage nimbé de brume. Les longs trajets de ces deux derniers jours, le relief et l’asphalte à n’en plus finir auront eu raison de moi. Je suis fatigué, mes pieds me font souffrir, et j’ai beaucoup de mal à faire mes premiers pas pour replier ma tente. Ça n’est pas la première fois qu’ils se rappellent ainsi à moi. Et même si aujourd’hui encore, je sais qu’ils relèveront le défi, je pense qu’il va falloir sérieusement penser à me poser une journée. Cela fait plus d’un mois que je me lève chaque matin avec l’envie furieuse de continuer, trente cinq jours à marcher. Mon corps s’est installé dans une logique d’efforts sans rechigner. Depuis mon départ, j’ai appris à l’écouter. Aujourd’hui, il me fait comprendre qu’il aimerait simplement se reposer. Je ne suis plus qu’à quelques jours de Limoges. Ça sera peut-être l’occasion de profiter de la ville et de ses facilités, le temps de recharger ses batteries pour mieux repartir.
J’erre un peu dans le village encore endormi dans l’espoir de dégourdir ligaments et tendons endoloris. L’occasion d’y découvrir une petite boulangerie à la devanture appétissante. Une fois n’est pas coutume, j’en profiterai pour acheter deux pains au chocolat et une torsade à la crème, de quoi me remonter le moral et me donner un coup de fouet pour enfin démarrer. C’est parti pour une nouvelle journée à jouer aux montagnes russes dans ces paysages vallonnés à souhait !
Je quitte Crozant par un petit sentier aux rochers arrondis qui me mènera tout droit dans la vallée de la Sedelle. C’est un magnifique début de parcours qui s’offre à moi, le long des berges de ce petit torrent tumultueux aux allures de contes de fées. J’y croise quelques pêcheurs, à peine surpris de ma présence, ainsi qu’un jeune couple d’amoureux, trop occupés à se bécoter pour me prêter la moindre attention. Un pèlerin n’est plus considéré ici comme un extraterrestre, mais comme faisant partie du paysage, de plus en plus, et je m’y complais.
C’est une belle journée qui semble m’attendre. Mais les rives bucoliques que j’arpente ne seront qu’une courte, très courte parenthèse de quiétude ! Lorsque j’emprunte le petit pont de pierre qui enjambe la rivière, c’est en effet pour rejoindre une petite route sinueuse qui ne fera que grimper.
Je traine la patte sans réelle conviction depuis ce matin. Une fatigue persistante s’est emparée de moi. Les douleurs aux pieds se sont à peine estompées. Chaque pas me coûte tellement que j’ai parfois l’impression que je n’arriverai jamais à destination. Je me rends compte en outre que depuis quelques jours, je marche l’esprit vide de toute pensée, et c’est une nouvelle sensation bizarre qui s’empare de moi. Durant les premières semaines, j’ai vidé mon sac. J’ai essuyé les regrets et les rancœurs qui noircissaient la place. J’ai mesuré à leurs justes valeurs tous ces petits bonheurs qui ont jalonnés ma vie. J’ai fait le deuil d’un père qui me manque cruellement. Ce voyage est aussi devenu pour moi l’occasion de lui rendre hommage, de lui dire au revoir. J’ai également appris de mes erreurs et de mes choix. Mais depuis quelques jours, un grand vide s’est emparé de moi, sans vraiment savoir pourquoi. Comme si, quelque part, ma grande lessive était terminée, le linge séché, trié, rangé, classé. Dans ce néant abyssal où seul compte maintenant l’instant présent, je m’installe sur ce Chemin, comme on s’installe dans son sofa après une journée bien remplie.
A l’heure du dîner, du moins au moment où mon corps me fait comprendre qu’il a faim, car il est à peine onze heures, je m’assieds à l’ombre d’un muret. Je retire chaussures et chaussettes, je sors saucisson et cacahuètes, un morceau de pain et un peu d’eau. Je me contente de peu, mais c’est déjà bien assez. Qu’ai-je donc besoin de plus? Ma seule gourmandise, je vous l’avoue, est un morceau de chocolat noir aux noisettes que je m’octroie chaque jour après chaque repas. Je le croque à pleines dents avant de le laisser fondre lentement, et jamais aucun chocolat ne m’a paru si suave. Dans ce moment de plénitude, je ferme les yeux et me laisse aller à une petite sieste bien nécessaire.
Cet arrêt prolongé sur une herbe fraiche et bien entretenue aura eu l’effet d’une bombe. Je repars d’un pas alerte et plein d’énergie, enfin prêt à avancer à une allure décente. Il faut dire que même si le temps est devenu pour moi une notion relative qui n’a plus grande importance, se faire presque dépasser par des gastéropodes pressés me foutait quand même un grand coup au moral !
Les hameaux et les villages défilent les uns après les autres, m’octroyant juste une petite pause dans un havre de paix aménagé à l’orée d’un bois. Ainsi donc, quelqu’un a pris ici de son temps pour confectionner et disposer quelques billots en guise d’assises, parfois même taillés jusqu’à en donner l’apparence d’une véritable chaise. Il y a aussi une boite suspendue à un arbre, dans laquelle je trouverais un livre d’or et un crayon, ainsi que quelques renseignements pratiques sur la région. Ces initiatives anonymes n’auront jamais cesse de me surprendre. C’est peu de chose, et je suis certain que beaucoup de pèlerins passent même sans s’y arrêter. Mais pour ceux qui comme moi prennent le temps, c’est très important !
Kilomètre après kilomètre, je trace ma route, jusque ce que j’arrive au cimetière de Saint-Agnant-de-Versillat. Cet endroit sera pour moi le théâtre de deux évènements. Le premier, presqu’insignifiant, est qu’ici je vois pour la première fois une lanterne des morts. Le mystère de ces édifices typiques de la région est qu’on n’en a pas encore trouvé d’explication. Certains avancent qu’il s’agirait simplement d’un feu entretenu à la mémoire des défunts; mais d’autres, plus loufoques, suggèrent l’idée d’un phare destiné à guider les pèlerins égarés, ou encore à permettre aux âmes errantes de retrouver leurs tombes. Quoiqu’il en soit, je ne manque pas de gravir le cimetière escarpé pour aller voir de plus près ce qui restera pour moi une énigme fascinante.
Le deuxième évènement bien plus marquant est ma rencontre avec un pèlerin peu ordinaire. En sortant du cimetière, mon regard est en effet attiré au loin par un personnage clopinant. Il semble bien en peine, et mon esprit compatissant me pousse à patienter. Il s’appelle Olivier. Parti de Belgique quelques jours avant moi, il avait emprunté la branche de Nevers(*) en partant de Vezelay, ce qui explique donc pourquoi je l’avais dépassé sans jamais l’apercevoir. Et voilà qu’aujourd’hui, finalement, c’est lui qui me rattrape.
Passées les présentations d’usage, on commencera par une plainte de bon aloi sur la chaleur qui nous accable depuis quelques jours, en lançant de concert un tonitruant Il fait chaud à crevèè, ti, chal !, sans manquer d’appuyer notre accent pour cette expression typiquement belge. Premier fou rire de ce qui sera, je ne le savais pas encore, celui d’une longue série.
Olivier est un vrai chouette gars, profondément gentil. Nous passerons le reste de notre trajet à deviser sur nos motivations respectives, notre situation, nos vies. Lui aussi a vécu la solitude, les cogitations, les pleurs et les doutes. Lui aussi s’est mis un jour au fond des bois à parler tout seul. Puis il y a eu les hospitaliers et les gîtes, où nous sommes parfois passés à quelques jours d’écart. Ce fut ensuite Rocroi, la France, Vezelay, et les premières amitiés pèlerines. Et depuis quelques jours, étrangement, sans qu’il n’y trouve lui non plus aucune explication, il a la même sensation de vide intérieur que j’éprouve, cette impression de marcher en mode automatique.
Lorsque nous arrivons à La Souterraine, l’heure est venue de nous séparer. J’avais, bien avant sa rencontre, réservé un emplacement au camping, alors que lui, sans tente, avait pris l’habitude de se rendre dans des gîtes ou des familles d’accueil. Il part donc à droite, rejoindre quelques amis pèlerins qui prennent chaque fois un peu d’avance sur lui, tandis que je bifurque à gauche vers les hauteurs de la ville. Notre au revoir est empreint d’émotion. Nous sommes secrètement convaincus que nous nous reverrons.
Mais alors que je reprends seul ma route, une évidence me vient subitement à l’esprit. Lorsque j’ai logé chez Pascal, à Reims, il m’avait parlé d’un Olivier, qui me précédait de quelques jours sur le Chemin. Aurais-je croisé aujourd’hui cet Olivier? Biesse que nous sommes, dans la précipitation, nous n’avons même pas échangé nos numéros de téléphone. La décision est donc prise, ce soir, malgré les deux kilomètres qui me séparent de la ville, de m’y rendre avec la ferme intention d’arpenter les rues pour y retrouver mon nouvel ami !
Le camping de l’Aquarelle est presque désert en ce début de saison. J’ai toutefois la chance qu’il soit déjà ouvert. J’installe donc ma tente sur un terrain avec vue sur le lac, non loin du bloc sanitaire où j’irai prendre une bonne douche réparatrice. Je ne trainerai cependant pas ce soir : La Souterraine m’attend ! Mais au-delà de mes recherches, je vais y trouver une petite ville très accueillante au charme un brin désuet. Les rues sont animées, de nombreux badauds déambulent, les terrasses de cafés se remplissent. Il règne ici une chouette ambiance qui incite à flâner. Tant et si bien que l’idée me vient d’attendre Olivier assis à la devanture d’un bar.
Je m’y ferai de nombreux amis, étudiants guindailleurs qui se retrouvent ici dans leur QG avant d’aller assister à un match du championnat de basket. Je ferai même la connaissance de Thierry, alcoolique notoire dont la soûlographie le poussera à se prendre d’amitié et d’admiration à mon égard. Mais Olivier ne viendra pas. Après quelques heures de détente, et autant de bières, un peu déçu de ne pas l’avoir revu, je retourne vers ma tente.
N’ayant pas encore soupé, j’en profiterai pour m’offrir au passage un kebab dans un snack qui allait bientôt être envahi par les supporters du fameux match de championnat de basket. L’équipe locale aura finalement remporté le tournoi, pour le plus grand bonheur de ses fans. Je resterai longtemps avec eux, à simplement les observer en dégustant quelques thés à la menthe offerts par la maison.
Dans une nuit d’encre, je retrouve enfin mes pénates. J’ai beaucoup de chose à noter dans mon carnet, aujourd’hui. C’était au départ une journée sans, mais j’ai fait avec. Je n’ai rien exigé, je n’espérais rien. J’ai simplement appris à recevoir les évènements et les gens tels qu’ils viennent, tels qu’ils sont, sans me plaindre et sans juger. J’ai rencontré Olivier, Thierry, tous ces étudiants et ces supporters dont je ne saurai jamais les prénoms. Je suis parti clopin clopant, je suis arrivé regonflé à bloc. Je marche, je respire, je vis, tout simplement.
(*) La Via Lemovicensis, au départ de Vezelay, se divise en deux voies, une au nord en passant par Bourges, et l’autre au sud en descendant sur Nevers, avant de se rejoindre à Gargilesse en un tronçon commun jusque Saint-Jean-Pied-de-Port.
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© Luc BALTHASART, 14/06/2016
Très beau récit et belle photos
Merci 😉
Bel exemple de comment un début et une fin de journée sur le chemin peuvent être à mille lieues lune de l’autre 😉
J’espère que tu reverras ton ami … Le chemin en décidera !
Une journée n’est qu’une suite ininterrompue de moments. Si l’un ne va pas, attends le suivant, puis celui d’après, et tôt ou tard, ça ira mieux.
Reverrais-je Olivier? Wait and see… 😉