09/05/2015, jour 56 : Orthez – Sauveterre-de-Béarn

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C’est une fois de plus sans se presser que nous allons démarrer cette journée. Bien que réveillés par un Daniel qui s’évertue à plier bagage à pas de loup, nous comptons bien profiter d’une nuit à l’hôtel de la Lune !  Il est finalement aux alentours de 7h30 quand nous décidons enfin de mettre pied à terre pour retrouver Johanna et Carine déjà occupées à prendre leur déjeuner. Elles ont en outre eu la bienveillance de faire couler un perco complet, si bien que nous sommes presque comme à la maison quand nous étions enfants, et que nous n’avions plus qu’à souffler sur nos tasses fumantes pendant que maman nous préparait nos tartines de choco. Bon, d’accord, ici, c’est pain rassis et vieux pot de confiote, on doit aussi se les tartiner soi-même, mais c’est presque ça…

Il fait un peu brumeux aujourd’hui. Enfin, entendons-nous : aux portes de l’Espagne par une matinée de mai, ça ne sont pas quelques nuages qui vont entamer notre moral. Les températures sont plus que clémentes, il ne pleut pas et le soleil ne saurait tarder à prendre le dessus. Nous nous mettons donc joyeusement en route, avec la ferme intention de partager une nouvelle journée à se fendre la gueule de nos bêtises.

Et de bêtises, il en est toujours question lorsque deux gais lurons liégeois, ce qui est d’ailleurs presqu’un pléonasme, s’y mettent de concert. Des galéjades qui ne font rire que nous et qui prises hors contexte nous feraient à peine sourire. Mais qui associées à notre âme d’enfant retrouvée, à la fatigue, à notre mélancolie ou tout simplement à l’absence totale de jugement, nous permettent de faire défiler les kilomètres sans s’en rendre compte. Nous serons même contraint de définir une règle tacite nous interdisant toute blague en côte : imaginez donc, pris d’un fou-rire à couper le souffle jusqu’à devoir s’arrêter en plein effort, c’était inacceptable ! C’est arrivé tant de fois qu’on n’en pouvait plus de rire, à se demander si nous parviendrons à boucler notre étape.

Bien qu’asphalté sur sa plus grande partie, c’est un beau tracé qui nous attend. Suivant les pas des pèlerins des siècles passés, on franchit le Gave-de-Pau en passant sous la porte du Pont-Vieux, on quitte la ville en longeant la départementale, avant de s’enfoncer dans les campagnes par des petites routes toutes calmes. Même si il ne se montre pas encore très escarpé, le relief est un peu plus marqué que la veille. On va traverser plusieurs petits hameaux, des lieux paisibles et silencieux qui semblent dormir en ce samedi de mai.

Ci-et-là, les clins d’œil au Chemin se font plus présents. Tantôt une borne avec une coquille, un peu plus loin, un riverain qui nous encourage à même la dalle de son allée de garage, ou encore une de ces nombreuses citations qui guident nos pas. Cela parait parfois si insignifiant, cela devient même parfois tellement présent, qu’on sombrerait dans la banalité sans ne plus y prêter la moindre attention. Mais c’est l’occasion à chaque fois pour Oli et moi de se rappeler tel ou tel endroit, il y a déjà maintenant si longtemps, bien avant Reims et même parfois déjà en Belgique, lorsque nous croisions ce genre de signes, qui étaient alors pour nous comme autant d’encouragements, la confirmation que nous étions à notre place sur ce Chemin. Nous étions à l’affût de la moindre coquille, tant et si bien que ce qui n’était peut-être qu’un hasard représentait pour nous un espoir, une force, un souffle qui nous murmurait de continuer, d’avancer et d’y croire.

Dans la descente qui nous mène à l’entrée du village de L’Hôpital-d’Orion, j’ai soudain mon attention attirée par un bourdonnement. Une ruche, ou plutôt un énorme essaim tout noir se détache dans le vert du feuillage. Il est à quelques mètres de nous, si proche qu’on peut même en distinguer le ballet des abeilles à sa surface. C’est la première fois que j’en vois un de si près, je suis fasciné. C’est à la fois beau et terrifiant. Ce bruit sourd qui s’en détache, cette apparente quiétude, cette agitation, et curieusement, tout autour, aucune ne vole. Ma curiosité l’emporte sur ma peur. Je m’approche, lentement, avec l’envie irrésistible de leur jeter une petite pierre pour observer leurs réactions, quand j’entends Oli crier au loin : « Attends, Grand, je m’éloigne un peu, on ne sait jamais !« . L’occasion d’un fou rire supplémentaire. Il est évident que je n’aurai pas mené mon projet à terme : courageux, mais pas téméraire ! N’empêche que j’étais fasciné…

Je rejoints mon ami qui avait décidé de m’attendre sur une petite place en bas de la rue, un parterre clairement aménagé pour nous, avec un banc, une table de pique-nique, mais surtout une imposante statue de pèlerin qui ne laissait planer aucun doute. Oli sort de son sac un pain au chocolat tout rabougri qu’il s’empresse de partager. Ainsi va la vie, aussi peu que nous ayons, il faut que nous le partagions. Une petite halte qui nous fera du bien, même si nous n’avons pas plus l’intention de nous y attarder.

Alors que nous nous apprêtions à reprendre la route, j’entends qu’on crie après moi. Je me retourne aussitôt pour retrouver Jean-Marie ! Alors là, si il y en a bien un que je pensais ne jamais revoir, c’est bien Jean-Marie. J’avais fait sa connaissance il y a une semaine à Bazas, avant de le retrouver étonnamment deux jours plus tard à Roquefort-de-Marsan.

Jean-Marie, c’est ce gars bizarre qui va faire un jour une étape et demie, et le lendemain, trop fatigué, n’en fera qu’une demie. Enfin bref, alors que je le pensais loin devant, le voilà qui arrive par derrière. Et il n’en mène visiblement pas large ! Il m’avait déjà fait part qu’il ne s’attendait pas à ce que le Chemin le bouleverse autant. Mais là, ça dépasse tout ce qu’il avait pu imaginer. Nous avons presqu’un fou en face de nous, légèrement hagard, en pleur, épuisé, il nous enlace de ses bras puissants, tout au bonheur de me revoir et de faire la connaissance d’Olivier. On le rassure comme on peut, on lui distille nos conseils, on lui demande de prendre soin de lui, de bien manger, de se reposer. Mais il a sa manière de marcher, une façon bien à lui d’expier toute la rage qui l’anime. Puis il continue sa route, il disparait au prochain virage, comme si il n’avait été pour nous qu’une apparition, un mirage. Il l’est un peu d’ailleurs, nous ne le reverrons plus jamais. Aujourd’hui encore, je cherche désespérément sa trace, comme si il n’avait jamais existé que dans ma mémoire et celle d’Olivier (*).

Un pain au chocolat, c’est bien, mais si on veut appliquer les conseils de survie que nous venons de confier à Jean-Marie, il nous faut aussi trouver un endroit où se poser pour dîner. On avise un tas de rochers, mais on se ravise aussitôt. On ne sait pas trop pourquoi, nous avons une appréhension face à cet amas en plein soleil. Comme si l’ombre d’une vipère planait dans un interstice. Aussi, c’est un peu plus loin à l’ombre d’un sous-bois, sur quelques troncs pourrissants que nous casseront la croûte en compagnie d’une rainette.

Oli a tendance à marcher un peu moins vite que moi. Et il faut bien avouer que cela se marque d’autant plus  après le repas et au fur et à mesure que la journée avance. Cela me change de Patrick, qui filait comme un zéphyr du matin au soir au point que j’en arrivais parfois à trottiner à ses côtés. Avec Oli, c’est différent. Puisqu’il est plus lent, puisqu’il a tendance à s’épuiser plus vite, et que je garde encore en mémoire l’amère expérience d’avoir dû allonger le pas, c’est moi qui m’adapte à son rythme. Cela en devient une agréable balade. J’y perds peut-être en temps ou en distance, mais cela m’importe peu en regard de l’amitié que j’ai gagné. Et quand parfois j’ai des fourmis dans les jambes, j’allonge le pas, mais jamais trop longtemps.

Aujourd’hui n’est pas coutume, nous ne coucherons pas ensemble. Comme il n’a pas de tente, il angoisse parfois de ne pas savoir où dormir. Il lui arrive donc régulièrement de réserver une chambre d’hôte ou un accueil pèlerin à domicile (**). Ça lui permet aussi de marcher plus sereinement. Et c’est ce qu’il a fait aujourd’hui : il se sait attendu, il est sûr d’avoir son lit et son repas chaud.

Pour ma part, je ne me tracasse pas tant puisque j’ai toujours ma tente avec moi.  Que je trouve un lit ou pas, j’ai toujours au moins un « toit ». Question de budget, d’abord, mais aussi et surtout parce que comme ça, j ‘ai plus de liberté et d’autonomie. Je dois cependant bien avouer que je prends goût aussi à ces gîtes municipaux et à ces refuges associatifs.

Quand nous arrivons à Sauveterre-de-Béarn, nous sommes juste en face de l’office du tourisme. Pendant qu’il continue sa route, je vais donc m’enquérir d’un camping municipal. Qu’il n’y a malheureusement pas. Me voilà donc partagé entre bivouaquer en sauvage ou céder à la tentation d’une adresse que l’employé me recommande vivement.

Elle s’appelle Linda. Et lorsqu’elle décroche son téléphone, je sais déjà où je dormirai ce soir. La voix de Linda, c’est un rayon de soleil, c’est une chaleur qui vous caresse les oreilles, c’est une invitation à profiter de son accueil. Le rendez-vous est fixé à 17h. Elle habite non loin du centre, mais elle n’est pas là pour le moment.

J’ai deux heures à tuer, deux heures pour découvrir la ville, son église, les vestiges du pont de Légende d’où la reine Sancie, jugée par des hommes pieux, aurait triomphé de la sentence de Dieu. Deux heures durant lesquelles passant et repassant devant un salon de coiffure, je me décide à faire couper ces crolles qui me donnent l’air chaque matin d’un caniche ébouriffé.

Deux heures aussi où j’aurai l’audace de pousser la porte d’un magasin de lingerie fine. Que j’explique : parmi mes trucs et astuces glanés avant mon départ, il m’avait été soufflé que placer son savon de Marseille dans un bas nylon était une excellente idée. Cela permettait de l’accrocher dans la douche, de se savonner sans devoir le sortir de son bas, mais aussi après, de le suspendre pour qu’il sèche et durcisse plutôt que de le conserver tout molasse dans une boite ou un sachet en plastique. Excellente astuce, sauf quand tu oublies ton savon suspendu au fil à linge dans le gîte de la veille… Va expliquer ça à la charmante vendeuse au doux parfum et aux jambes galbées, quand elle voit rentrer une espèce d’ours mal léché qui ne doit pas sentir que la rose et qui lui demande si elle n’a pas un vieux bas dont elle n’a plus usage. Ça fait limite pervers, et je ne suis d’ailleurs toujours pas convaincu qu’elle m’ait cru.

Lorsque j’arrive enfin chez Linda, je retrouve Carine et Johanna. C’est dans les combles aménagés avec goût que nous serons logés, comme un petit appartement rien que pour nous, où elle nous apportera le repas à table, mieux servi que si nous étions dans un restaurant étoilé. Linda, quant à elle, est à la hauteur de sa voix, rayonnante, souriante et dynamique. C’est une écolo convaincue, qui ne jure que par le bio et les saines préparations. Nous aurons d’ailleurs droit à un délicieux potage en entrée, suivi d’une généreuse quiche accompagné d’une excellente salade composée.

Johanna et Carine sont des couches-tôt. On ne va donc pas trainer. J’en profite pour me retirer dans mon coin et feuilleter distraitement un des nombreux ouvrages que Linda laisse à notre disposition. Mais il ne faut pas se leurrer : la fatigue me gagne vite également. Je suis tellement absorbé par le matelas moelleux que je me retrouve bientôt dans un autre monde.


(*) Jean-Marie, de Chimay. Je ne sais rien d’autre de lui, si ce n’est qu’il a marché une quinzaine de jours sur le Chemin en mai 2015.

(**) Les accueils pèlerin à domicile, ou APD, sont des particuliers qui se mettent en liste via des associations pour recevoir des pèlerins chez eux. Ces personnes sont parfois d’anciens pèlerins, ou des personnes ne pouvant faire le pèlerinage pour x raison, réalisant ainsi le voyage par procuration au fil des rencontres. Selon les cas, nous avons à disposition un logement ou une chambre, un accès à la salle de bain, parfois le repas du soir et/ou le déjeuner du lendemain matin à des tarifs défiant toute concurrence. C’est le plus souvent très agréable, ces personnes privilégiant l’intérêt de la rencontre à l’appât du gain. 

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© Luc BALTHASART, 09/01/2019

9 réflexions sur « 09/05/2015, jour 56 : Orthez – Sauveterre-de-Béarn »

  1. Bonjour Luc
    Merci de partager ce que ton vécu sur ce chemin. Moi j’ai fait ce chemin de avril à juillet en 2018. J’ai eu beaucoup de difficulté sur le chemin à cause de la météo qui était exécrable dans ces mois là. J’ai fait aussi un petit résumé de ce que j’ai vécu. Pas aussi bien écrit que toi mais tout de même. 🙂 J’y ai même rencontré un couple de liégeois. 🙂
    Au revoir mon ami.

    1. Bonjour Roger,

      Que voilà donc des nouvelles de mon ami de l’autre bout de la terre 😉
      Merci pour ton commentaire et le partage de ton expérience.

      J’ai commencé la lecture passionnante du récit de ton voyage. Je me permets d’ailleurs, avec ton autorisation, de l’ajouter à ce commentaire: Vivre avec le Chemin, l’histoire de Roger d’Anjou
      C’est comique, car j’ai l’impression de le lire en y ajoutant ton accent 😉
      A bientôt,
      Luc

      1. Pourquoi pas ? Tu as une bonne oreille. 🙂
        Tu n’es pas le premier belge que je fais rire avec mon accent. Mais je peux te dire qu’on est pal mal cousin. 🙂
        Merci encore et bonne journée.
        Roger

        1. Je trouve que l’accent québecois est fabuleux, tellement chantant. Je me souviens d’une « Isabelle » québecoise que j’avais croisée à Burgos. Alors que je ne la connaissais pas, on lui avait parlé de moi, et là voilà m’interpellant sur la terrasse du refuge municipal : « Hey, bonjour, twé, tu n’es pas Luc, par hasard ? On m’a parlé d’un pèlerin avec une barbe bicolore… »
          On ne s’est croisé que quelques jours, pas suffisamment pour qu’on ait le temps d’échanger nos coordonnées… Peut-être la retrouverais-tu à l’association des amis de Saint-Jacques du Québec?

          Quant à l’accent belge, et particulièrement le liégeois, il est aussi très caractéristique, cousin ! 😉

  2. Bonjour Luc
    Tout d’abord bonne et merveilleuse année 2019
    Enfin je vais pouvoir lire la suite de ton chemin, je me délecte, j’attendais Cela avec impatience
    Merci de nous le faire partager
    Bonne continuation
    Amicalement
    Brigitte

    1. Bonjour Brigitte,

      Je te souhaite également une excellente année.

      Eeeeeeeh oui ! Vous attendiez tous la suite avec impatience, et c’est avec une joie et une fierté non dissimulée que je vous retrouve pour la suite de mes « aventures »… Presqu’un an sans écrire, c’est long, trop long !

      A bientôt,
      Luc

  3. Bonjour Luc,

    Joli talent que de rendre intéressantes des  »banalités » ?
    Merci pour l’astuce du bas nylon, qui de plus m’a donné la banane ?

    À te lire amigo ?

    1. Bonjour Yvan,

      Que voilà un compliment qui me touche ! C’est vrai que les journées sont une succession de banalités. Mais ces banalités prennent tellement une autre dimension sur ce Chemin que les mots viennent tout seul 😉

      De rien, pour l’astuce du bas nylon, j’en profite pour remercier ici mon ami Damien. C’est lui qui m’avait parlé de ça quelques mois avant mon départ, et c’est très très astucieux ! Sauf quand tu oublies ton savon au bout du fil (le noeud en nylon avait glissé le long de la corde à linge, et je n’avais pas vu mon savon qui s’était accolé au piquet).

      A bientôt,
      Luc

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