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Le réveil est très douloureux. Mes pieds ne m’ont pas encore pardonné les excès de la veille. Ils se sont d’ailleurs rappelés à moi toute la nuit, m’obligeant même à me relever pour reprendre un antidouleur. Les chevilles figées, la démarche raide, je descends péniblement les grands escaliers.
Lorsque je croise quelqu’un dans les grands couloirs du bâtiment, on me prend en pitié, et on me propose d’éventuellement passer une seconde nuit sur place, afin de me reposer et de me soigner. Il voit bien que je souffre, que j’ai les traits tirés, que je suis fatigué. Je ne sais pas quoi faire. Cela fait 20 jours que j’ai quitté la maison. Je marche sans interruption, clopin clopant suivant les jours, mais toujours de l’avant. J’ai fait de ces douleurs lancinantes du matin mon quotidien. J’avoue qu’aujourd’hui, je n’en mène pas large ! J’hésite longuement, avant de m’éloigner de l’ancien séminaire, non sans les remercier et leur dire qu’éventuellement, je reviendrai.
Sous un petit crachin, comme pour mieux souligner ma condition d’âme en peine, je m’aventure dans le dédale de Troyes. Chaque pas est une souffrance. J’ai peur. Lorsqu’il y a quelques temps, j’ai pris conscience que le Chemin voulait bien de moi, je m’étais dit que dorénavant, seule une agression ou une défaillance physique pourrait me faire renoncer. L’idée d’abandonner ne m’a jamais effleuré. Et si j’y étais contraint? Ce matin, plus que jamais, je tourne en boucle dans ma tête la litanie qui me fait avancer: Merci, Seigneur, de me donner la force et le courage. Merci, Seigneur, de, pas après pas, soigner mes pieds. Merci, Seigneur, de me permettre de continuer.
Je passe d’une église à l’autre. J’admire les dentelles de pierre et les vitraux. Au cœur de la cathédrale, j’ai la chance de pouvoir accéder à la salle des Trésors. Les reliques m’impressionnent. Entre le doigt de Jean Baptiste et un cheveu de la Vierge, un morceau de la croix du Christ, ou le crâne de Saint Bernard et son fémur, je reste sans voix. Où s’arrêtera donc la dévotion d’objets dont l’authenticité est invérifiable? La foi n’a pas besoin de preuves, elle se suffit à elle-même.
Sur le parvis de la cathédrale, encore pensif à ce que je venais de voir, je suis interpellé par Alice. Je n’aurai jamais cru la revoir. Pour elle et son amie, c’est la fin du voyage. Ce soir, elles reprendront le train. Elles retourneront à Amsterdam, avec la promesse de revenir l’an prochain pour continuer leur aventure. Ce fut mes premières amies du Chemin, c’est aussi mes premiers adieux. Je m’entendais bien avec elles. Je m’y étais attaché. J’aurai été leur rencontre de cette année. Je la regarde s’éloigner sur son vélo. Je ne les reverrais jamais.
Les heures passent à errer dans le vague espoir de pouvoir continuer. Peu à peu, tout se met en place. Quelle étrange sensation de pouvoir compter sur mes pieds alors qu’ils étaient ma faiblesse. On dirait presque qu’ils attendent que je les sollicite pour se remettre en route. Tendons et ligaments s’accordent alors en une symphonie parfaite pour mon plus grand bonheur. Il est 10h30. Je ne retournerai pas à la maison diocésaine.
Je quitte rapidement l’entrelacs de ruelles pour rejoindre la Voie Verte, longue promenade aménagée sur laquelle je croise joggeurs et mémés. En chemin, je rencontre un brave homme qui se propose de m’accompagner jusqu’à la sortie de la ville. Il me raconte sa vie et sa frustration de n’oser se lancer. Alors, lorsqu’il croise un pèlerin, il ne manque jamais d’engager la conversation. Il lui arrive même de les héberger, lorsqu’en fin de journée, il en aperçoit qui sont éreintés.
Nous nous quittons au moment de partir à l’assaut des campagnes environnantes. La terre est grasse et glissante, la progression est lente. La pluie a cessé, le vent est doux, les températures clémentes. En ce début d’avril, alors que je descends vers le sud, le printemps devient plus franc.
Je ne sais pas encore jusqu’où me mèneront mes pas aujourd’hui. Fort de la leçon d’hier, je vais octroyer à mes pieds un repos bien mérité. Ambitieux ou présomptueux, rien ne sert de faire le malin, le Chemin se rappellera toujours à soi ! C’est noté… Un rapide coup d’œil à la liste des gîtes me renvoie vers un accueil municipal au village de Sommeval. Rudimentaire, ni lit, ni douche, c’est spartiate, mais je m’en contenterai largement, d’autant que la pluie pointe à nouveau le bout de son nez. Je m’empresse de téléphoner à la mairie pour signaler mon arrivée en fin de journée. Je ne ferai que 23 kilomètres aujourd’hui, c’est bien assez !
Poursuivant ma route calmement, je prends le temps de poser délicatement les talons, tantôt sur un sentier, tantôt sur une route goudronnée. Au passage d’un pont sur une autoroute, je reste pantois devant tant de vitesse. Je pose mon sac, j’observe ces voitures et ces camions qui filent sous mes pieds. Certains klaxonnent, sans même savoir ce que je fais là. Des gens pressés aux rythmes de vie qu’ils croient normaux, et moi, qui suis là, au rythme de mes pas. Je mesure toute la chance que j’ai, cet esprit de liberté, cette insouciance. Je ne sais pas de quoi demain sera fait, ni où je serai. Je ne sais pas de quoi le Chemin sera fait, ni de quoi je me sustenterai. Je n’en ai cure. Je sais que tout viendra à point, et que même si un jour, je suis dépourvu, le lendemain sera meilleur. Plus rien n’a d’importance, ici. On ne demande rien, on n’exige rien, on se contente de ce qu’on reçoit. Et si ça n’est que les rayons du soleil et une brise rafraichissante, notre bonheur sera là.
Perdu dans mes pensées vagabondes, je m’engage dans un bois étrange et merveilleux. L’enchevêtrement de troncs morts, recouverts de mousses, confère au lieu une impression enchanteresse. Je m’attends à tout moment à croiser des lutins, à observer des elfes virevoltants. La magie viendra d’ailleurs. Alors que je relève la tête, devant moi, quelques craquements de branches attirent mon attention. Un jeune chevreuil se fraye un passage. J’ai juste le temps de bondir en silence derrière un arbre rachitique. Il ne m’a pas encore vu, il avance tranquillement, persuadé d’être seul. A gestes feutrés, j’ouvre délicatement ma besace pour sortir mon appareil photo. Il traverse le sentier, relève la tête, nos regards se croisent. Je n’ose pas bouger. Lui non plus. La rencontre de l’homme et de la nature dans un moment de plénitude absolue. Je suis fasciné. Puis soudain, est-ce le vent qui a tourné, est-ce un regain de méfiance? J’ai juste le temps de l’apercevoir une dernière fois courir à travers bois avant de le voir disparaître au sommet de la colline.
Je termine mon voyage avec l’image de cet animal si fragile. Je n’aurai jamais pu espérer en apercevoir un de si près. Il aura fait ma journée, je suis comblé. Descendant la route de Sommeval en sifflotant, je trouve le gîte un peu à l’écart du village, comme me l’avait indiqué l’employée municipale. Rustique, on m’avait prévenu, mais pratique. Je lui trouverais même un certain charme dans sa simplicité. J’ai encore le temps de descendre à la mairie pour y présenter ma crédentiale. Je fus accueilli avec un large sourire, toute heureuse qu’elle était de rencontrer ce garçon si poli et convivial (SIC) qu’elle avait eu au téléphone. Tellement heureuse, qu’elle m’offrira un paquet de chocolats que je dégusterais ce soir en guise de dessert!
Je retourne à mon hôtel, le cœur léger et satisfait. Contre l’adversité du matin, je suis parvenu au terme de mon trajet sans encombre. J’aurai croisé la route de gens intéressants, d’un chevreuil improbable, d’une employée charmée. Mes pieds m’auront pardonné. J’ai pu continuer à avancer. Le Chemin est désormais mon foyer, et rien ne pourra plus jamais m’arrêter.
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© Luc BALTHASART, 11/03/2016