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Puisque j’ai décidé de me poser une journée, je me lève ce matin avec la douce impression d’être un peu en vacances. La maison commence déjà à tinter de bruits de vaisselles qu’on entrechoque, de chuchotements étouffés et de pas feutrés. Mais rien ne presse. Je prends bien soin de m’étirer de tout mon long, avant de lentement rejoindre Alain, déjà occupé à déjeuner.
Les Sœurs s’étant chargées de dresser la table avant les laudes, je n’ai plus qu’à m’installer et me servir un large bol de café chaud. Un petit pain bien frais, un godet de confiture et une portion de beurre sont disposés à chaque emplacement, mais attention, tout est compté, et je n’aurai droit à rien de plus que ce qui est présenté à chacun !
Maurice, lui, s’en est déjà allé. En bon sportif, c’est probablement dès l’aube qu’il avale en hâte un repas frugal, et qu’il part battre le sol sans tarder. Il doit être déjà bien loin, plus occupé par ses performances que par quelques élucubrations spirituelles. Je le laisse à ses exploits, préférant la compagnie « bonhommette » d’un Alain beaucoup plus jovial, qui finira également par se chausser et enfiler son sac. A l’heure du départ, on se salue chaleureusement, mais je le regarde s’éloigner sans regret. Je n’ai pas encore vraiment d’accroche, pas d’ancrage, pas de wagon dans lequel je me serai confortablement installé. Il devait être écrit quelque part que ça n’était pas avec eux que je devais continuer. Demain, ou après, je rencontrerai sûrement d’autres pèlerins avec qui je me lierai d’amitié quelques jours, quelques semaines, parfois beaucoup plus. Ainsi va la vie sur le Chemin… Buen Camino, mes amis d’un soir. Peut-être vous rattraperais-je, peut-être pas. Et si « pas », aurais-je seulement de vos nouvelles via Radio Camino(*)?
Pour l’heure, je n’ai aujourd’hui qu’un unique souci. Car bien qu’ayant décidé de me reposer, il n’en reste pas moins que je dois dégager le plancher pour dix heures au plus tard, sans avoir la certitude de pouvoir revenir loger ici ce soir. La règle tacite prévoit en effet qu’en théorie, un pèlerin ne peut séjourner deux nuits d’affilées dans le même gîte. La priorité est ainsi donnée aux nouveaux arrivants, et malgré mes supplications auprès de la Sœur préposée aux départs, sans savoir combien de pèlerins allaient aujourd’hui venir loger au couvent, elle est désolée de ne pouvoir s’avancer et me garantir une place pour ce soir. Elle m’invite toutefois à me présenter de sa part à la Maison Diocésaine située sur l’autre rive de la Vienne, qui prend régulièrement le relais lorsqu’il n’y plus aucun couchage de libre. Décision est donc prise, et après m’avoir autorisé à laisser mon sac en consigne jusqu’en début d’après-midi, je m’apprête à partir en quête d’un atelier de couture. Le va-et-vient incessant de mon topo-guide a en effet eu raison de la poche de mon short, qui commence à montrer des signes de faiblesse manifestes et de plus en plus inquiétants ! J’interroge donc la Sœur, et bien mieux que me renseigner d’une adresse, la voilà qui se propose d’effectuer gracieusement la réparation avant mon retour. Une fameuse épine hors du pied, pour ne pas dire une aiguille (de couture) ! Il ne me reste dès lors plus qu’à découvrir la ville.
Limoges s’anime pour une douce journée de printemps déjà bien chaude en cette heure matinale. Direction l’Office du Tourisme, afin d’obtenir un plan de la ville et quelques bonnes adresses, à commencer par celle du bureau de poste. J’avais en effet demandé à maman de m’expédier un colis, avec la paire de chaussures que j’avais patiemment préparée et cassée (**) avant mon départ, « en prévision de ».
Lorsque je me présente au guichet, l’employée des postes aussi jeune que dynamique et souriante, se fait un plaisir à reprendre mes documents d’identité pour aller s’inquiéter dans l’arrière boutique de la présence de mon paquet. La Magic Box est bien là à m’attendre, et contre rétribution de la taxe de dépôt, elle me remet un carton truffé de surprises, comme un saucisson ou un bocal de pâté, par exemple. Merci, Maman, pour ces victuailles qui m’éviteront un ravitaillement, mais… As-tu oublié que je dois porter tout ça??? Si le saucisson vient bien à point, le bocal en verre sera ma croix pour les jours à venir ! Ceci dit, quel bonheur et quel délice se faire ainsi gâter ! En retour, tant pour la remercier que pour m’alléger un peu, je lui renverrai quelques babioles et mes vieux godillots. Ces premières semaines de marche m’auront effectivement appris l’utilité de chaque chose, et alors que je pensais m’être chargé uniquement de l’essentiel, je me suis vite rendu compte que j’avais également embarqué beaucoup de « On ne sait jamais…« . L’heure est donc au tri, ça sera déjà ça de moins à porter !
Limoges est maintenant bien réveillée. La circulation des grands boulevards ne laisse planer aucun doute quant à la vie qui s’agite dans la cité. Je m’en éloigne pour déambuler à la découverte de ruelles inconnues et de quartiers particuliers. Je ferai un tour aux Halles, je m’arrêterai devant le majestueux Hôtel de Ville, je profiterai de la fraîcheur d’une église, je passerai devant une petite chapelle perdue au milieu des rues. Limoges est une ville aux multiples facettes qui se laisse apprivoiser. Je m’y sens bien, n’hésitant pas à m’attabler à la terrasse d’un bar, ou à partir sans crainte à l’aventure. Il faut bien avouer que le temps plus que clément incite à la flânerie et à la dégustation de quelques moûts locaux, et j’en profite pleinement.
Passent les heures bien agréable à me promener, mais il est temps maintenant de penser au coucher. Je retourne donc d’un pas nonchalant vers le couvent, afin de récupérer mon sac et mes effets, ainsi que, je l’espère, mon short remis à neuf ! Quelle surprise, au moment de remercier la Sœur couturière et de prendre congé d’elle, de voir arriver tout en sueur les amis français d’Olivier, Christiane, Henri et Patrick, accompagné d’un quatrième larron hollandais répondant au doux nom de Dannys. Nous échangeons quelques mots, le temps de prendre de leurs nouvelles, et de m’enquérir de l’absence de mon compatriote. Ils m’apprennent de concert que ce dernier est presqu’au bout de sa vie, exténué et bougon. Il envisagerait même d’abandonner si aucune éclaircie ne vient égayer sa journée et le reste de son Chemin. Je suis un peu désemparé. Je l’avais trouvé sympathique et enjoué lorsqu’il y a quelques jours, j’avais marché quelques kilomètres en sa compagnie. Le savoir aujourd’hui en difficulté, alors que je garde moi-même un souvenir amère de mon entrée à Limoges, génère maintenant en moi une certaine empathie. Nous avions parcouru pratiquement les mêmes sentiers, nous avions surmonté les mêmes épreuves, et j’étais là à me prélasser alors que lui souffrait de tout son être. Comment pourrais-je donc le retrouver, comment trouver les mots qui le pousseraient à continuer? Prendre la route à contre sens serait une ineptie, je ne sais même pas si il aura la force de dévaler l’horrible voie rapide, ou si il décidera par désespoir à monter dans le premier bus. Je décide donc d’aller d’abord trouver refuge pour la nuit prochaine à la Maison Diocésaine. Peut-être aurai-je la chance de le voir arriver face à moi sur le pont qui m’y mène…
La Maison Diocésaine est un vaste ensemble, un ancien séminaire reconverti en centre administratif et de formations, récemment restauré. Sur les recommandations des Sœurs de Saint François, j’y suis accueilli par Madame la directrice en personne, qui prend la peine de me conduire elle-même à ma chambre. Les escaliers huilés craquent à souhait, le plancher, tout frais, est encore recouvert par endroit de ses protections en papier. J’y serai logé comme un roi, dans une petite cellule individuelle, avec vue magistrale sur la cathédrale. Les douches, neuves, comme tout le reste, sont au fond du couloir, et je dispose même d’un lavabo privatif ! Quel luxe…
Après avoir pris mes marques et déposé mon sac, après m’être rafraichi et bien noté le digicode de la porte d’entrée, je repars en quête d’Olivier, bien décidé à lui botter les fesses et lui remonter les bretelles en même temps que son moral. Je retourne prestement au couvent, où j’apprends qu’il est bien arrivé, qu’il y a bien réservé son lit, mais qu’il est aussitôt reparti dans l’espoir d’arriver au bureau de poste avant sa fermeture.
Je m’y suis rendu ce matin, je sais donc parfaitement où il est, je sais également quel chemin il a pris. Et c’est presqu’au pas de course que je m’aventure dans cette ville que j’ai désormais apprivoisée pour le rattraper.
Un peu hagard et chancelant, je le croise à deux pas du but. Il traine la patte, il soupire, il transpire. Mais à ma vue il redresse l’échine, tout heureux d’apprendre que je m’inquiétais de lui. Je l’imagine perdu, hésitant entre s’accrocher et tout lâcher. Il sent bien que les forces lui échappent, qu’il a besoin de repos et d’énergie. Je ne peux que lui conseiller de mordre sur sa chique. Courage, Olivier, tu n’as pas parcouru la moitié de la France, presque la moitié du trajet, pour baisser les bras ici ! Mais il lui faut faire le point. Il doit surtout recharger ses batteries. Demain, c’est décidé, il posera ses valises pour repartir du bon pied.
Je le guide jusqu’au guichet de la poste, où la jeune fille, celle-là même qui m’avait reçu ce matin, arbore toujours le même sourire. Il remplit les documents ad hoc, pour à son tour renvoyer son lot de « On ne sait jamais…« . Est-ce la perspective d’un repos bien mérité, le fait de s’être allégé de près de 2 kilos de superflu, ou ma simple présence bienveillante, je le sens déjà soulagé.
Nous arpenterons ensuite la ville ensemble. Je lui dresserai un bref topo des lieux, lui refilerai quelques bons plans. Nous prendrons le temps de nous promener dans l’immense jardin épiscopale, nous nous attablerons à un bar pour y déguster une bière qu’il aura aujourd’hui bien mérité ! La couleur écarlate de son visage s’estompe peu à peu pour faire place à un bronzage plus serein. Je peux le laisser en paix, je sais qu’il ira jusqu’au bout de son rêve !
Il s’en va ensuite rejoindre ses amis au couvent, alors que je retourne à ma chambre de l’autre côté de l’eau. Ce soir, il ira probablement manger avec eux, alors que j’aspire à ce que je pense être une dernière soirée en solitaire. Je déambulerai encore sans but dans les rues de cette Limoges crépusculaire, où les lumières donnent aux murs et aux ruelles un aspect fantomatique que j’apprécie. J’irai aussi et encore me perdre dans les sombres allées qui jouxtent la cathédrale. Je n’y retrouverai cependant pas Miguel. Notre conversation d’hier l’aura-t-il incité à changer de vie? A-t-il trouvé un autre lieu à hanter, d’autres inspirations? Ses amies les grenouilles me regardent de leurs yeux globuleux, un peu désemparées de son absence. Qu’est-il devenu? Où est-il aujourd’hui, et demain? Qu’a-t-il fait de sa vie et de ses envies? Et moi, que deviendrais-je au terme de ce périple?
(*) Radio Camino: petit surnom humoristique, et non officiel, regroupant l’ensemble des rumeurs et des nouvelles qui nous parviennent de bouche à oreille. C’est aussi le nom que mon amie Sylvie a choisi pour son site (http://www.radiocamino.be), en référence à toutes ces anecdotes, ces tuyaux et ces astuces qui nous informent de jour en jour.
(**) « Casser » une paire de chaussures consiste à les porter progressivement durant quelques randonnées afin des les (dé)former aux pieds de son utilisateur, et ainsi se prémunir au mieux de tous les maux.
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© Luc BALTHASART, 30/09/2016
Quel bonheur ! Mais quel bonheur de vous lire !
Il faut absolument trouver le moyen de l’imprimer ce livre !
Que dire ? Si non, en parcourant ces magnifiques pages, que je me sens de moins en moins capable d’entreprendre un tel périple !
A 66 ans, cela restera à l’état de rêve.
Mais, je me rassure en pensant avec quelle impatience j’attends des nouvelles de vos prochaines découvertes, de vos prochaines rencontres, si incroyables les unes que les autres. MERCI. Oui, un GRAND MERCI pour ces Merveilleux Partages.
Une « lectrice » fidèle pleine de regrets.
Désolée je viens de voir que je n’ai pas signé mon petit commentaire précédent…. si ce n’est : « Une Lectrice » fidèle pleine de regrets…. Béatrice Constantin.
Bonjour Béatrice, fidèle lectrice.
Merci pour tout ces commentaires encourageants !
Ne vous sous-estimez donc pas. Chacun, à son rythme et selon ses capacités, est capable d’entreprendre un tel voyage…
Quel plaisir de pouvoir te lire après cette trop longue interruption. D’accord avec Béatrice pour l’édition de ton livre. Mais , chère Béatrice, pourquoi renoncer ? Le plus long des chemins commence par un simple pas
Essayer ! Le Chemin vous prendra.
Entièrement d’accord avec Pascal…. Beaucoup trop longue interruption certes…. mais comme on dit, on ne peut pas être au four et au moulin…. Donc, oui absolument ravie de pouvoir suivre ce chemin avec vous si je puis dire… Merci beaucoup Pascal pour ces encouragements… mais au fond, je ne suis peut-être pas assez « courageuse » pour entreprendre tel voyage en solitaire… car, au final, Je Ne Suis Pas une Solitaire…
Bon ! On verra ! Pour le moment, je me délecte de tous ces merveilleux récits. MERCI beaucoup LUC. Béatrice.
Pas de courage, Béatrice, juste de la volonté: celle de se lever tous les matins et d’avancer. Quelques kilomètres un jour, un peu plus le lendemain, mais toujours de l’avant !
Comme Pascal le précise: tout chemin commence par un simple pas ! Après, il suffit de mettre un pied devant l’autre…
Ne renoncer pas à vos rêves, vivez-les !
Une bien trop longue interruption, en effet, je te prie de m’excuser, mais le temps et la concentration me manquent !
Le récit d’une journée demande plusieurs jours de rédaction, lecture et relecture. C’est pour moi un travail solitaire et de longue haleine, presqu’un sacerdoce 😉
A bientôt, pour la suite !
Je reconnais l’homme que je connais dans ces lignes fidéle à lui méme ….. parfait rien n’as dire
Bob
Un homme au grand cœur, simple et humain? Un être sensible, qui trouve sa satisfaction dans le bonheur d’autrui? Alors oui, tu me reconnais 😉
Super sauvetage d’un compagnon
Alors qu’à l’époque, nous nous connaissions à peine…
Ainsi va la vie sur le Chemin, où la solidarité bat son plein !
Bonjour Luc,
Toujours un plaisir de te lire.
Est ce que cela veut dire qu a Limoge tu as échanger ta paire de chaussure par rapport à ta liste de matériel et modifié celle ci ?
Bonjour Didier,
J’ai changé de chaussures, effectivement, mais… pour les mêmes!
Mon choix de chaussures s’étant porté sur des Salomon Ultra GTX, chaussures mixtes entre trail et rando, avec une gomme un peu plus tendre, je savais qu’elles étaient limitées à environ 1500-1800 km, en ce y compris bien évidemment le « cassage » avant le départ. Et donc, à Limoges, elles étaient en fin de vie, et j’avais prévu le coup: avant mon départ, j’avais cassé une seconde paire, identique, que ma maman m’a fait parvenir en poste restante à Limoges.
😉