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Sept heures du matin tapantes, et c’est le cas de le dire: à dormir au pied d’une église, je ne pouvais qu’être réveillé par une série d’énormes gongs ! Le soleil est déjà resplendissant. Le ciel est sans l’ombre d’un nuage à l’horizon. Je m’étends sous les yeux ébahis du voisin qui venait d’ouvrir ses volets. Un bonjour chantant de ma part, auquel il me répond timidement, et je lui assure que je ne vais pas traîner à dégager le terrain.
Après avoir donc replié ma tente et rangé mon sac, je me dirige vers la rue principale, où l’unique boulangerie du village est déjà bien achalandée. En trouver une n’est pas toujours une évidence dans ces bleds paumés. J’en profite donc pour acheter deux pains au chocolat et un berlingot de cacao, presque un grand luxe en terme de déjeuner sur le Chemin.
Je vais faire aujourd’hui mon entrée dans Limoges. J’ai eu écho dernièrement que sa banlieue n’était pas des plus agréables, et que bien des pèlerins préféraient de loin opter pour le bus afin de la traverser. Fidèle à ma promesse de ne jamais biaiser, je n’en ferai rien, dussé-je peiner, mais avec la fierté d’y arriver par moi-même. C’est donc parti pour une dernière et longue étape avant une première journée de repos. Et comme je ne sais pas encore à quelle sauce je vais être mangé en fin de journée, je profite pleinement de ces paysages bucoliques, de ces petites routes champêtres, et du chant des oiseaux.
Je savoure d’autant plus ma chance que jusqu’à Saint-Léonard-de-Noblat, sur près de dix kilomètres, je ne croiserais que quelques fermes et deux ou trois hameaux éparses. Même si l’asphalte prédomine sous une chaleur qui finit par en devenir accablante, je ne peux que me réjouir du calme et de la sérénité qui se dégage de mon parcours. Pas un pèlerin, pas un riverain ne viendra troubler ma solitude, me laissant à mes réflexions et mes pensées qui s’évadent et divaguent en une multitude de méandres vers autant de rivages inconnus. La solitude est un peu comme un zoom sur l’esprit: elle permet de mettre en évidence certains détails, de faire une mise au point et de clarifier certains aspects un peu flous de nos existences. Elle aide aussi à recadrer nos priorités, à recentrer nos intérêts, à retirer l’essentiel du panorama de nos vies. Je me surprends de nouveau à parler seul face à moi-même. Je sens parfois une larme couler, mais loin de l’amertume des premiers jours, elles ont maintenant la saveur des larmes de joies qui vous étreignent le cœur. J’ai acquis sur ce Chemin une sagesse. J’y ai trouvé ma place, une raison, une passion. Je pense que ces larmes sont l’expression de mon soulagement.
Saint-Léonard-de-Noblat est une étape importante avant Limoges. Charmante petite ville aux relents médiévaux, flanquée d’une collégiale romane de toute beauté, il ressort de sa place principale et de ses rues adjacentes une atmosphère feutrée que l’on n’a pas envie de troubler. Elle n’est pas pour autant moins dynamique, regroupant tous les services et les commerces nécessaires, ainsi que de nombreux bars et restaurants offrant leurs terrasses ensoleillées aux touristes de passage. J’en profiterai pour faire le plein de pain, sans omettre le boucher du village qui me suggérera ses rillettes maison et un boudin blanc local emballé sous vide. Un vrai régal !
De retour sur la place bien animée en ce milieu de matinée, j’hésite à m’attabler et me rafraichir d’une bière pression. La chaleur n’est plus accablante, elle est maintenant oppressante, et entre ces hauts murs de pierres blanches, l’air a du mal à circuler. Mais je ne suis que pèlerin, et ma condition me pousse à fuir ces lieux bondés. Que ferais-je au milieu de ces bobos et des touristes endimanchés? Ai-je seulement le droit de m’asseoir et de les bousculer, non seulement avec tout mon barda, mais aussi dans leurs habitudes et leurs vies bien rangées? Un peu timide et mal à l’aise, je préfère faire l’impasse sur les terrasses pour me diriger vers l’imposante collégiale. Massif, parfois austère, j’aime le style roman. L’obscurité que confère l’absence d’ouvertures et de vitraux flamboyants, l’odeur qui se dégage, mélange d’encens, de cierges fondus et d’humidité, les bruits qui s’étouffent dans la pénombre, absorbés par les épais murs de pierre, et la fraicheur inhérente à ces édifices, sont autant d’éléments qui me permettent de me laisser imprégner par l’énergie qui s’en dégage. Je resterai un long moment devant la tombe de Saint Léonard, affublée d’un carcan et de menottes, symbole des fers brisés des prisonniers repentis qui venaient le vénérer. J’apprendrais sur place qu’on lui prête également un pouvoir de fertilité, et bon nombre de jeunes mariées ou de mères en mal d’enfants se rendent encore aujourd’hui à la collégiale dans l’espoir que le simple fait de toucher ces chaînes les prédisposeraient à tomber enceintes. Légende, mythe ou réalité, pourtant bien ancrée au regard du métal poli par des milliers de mains.
Le trajet est encore long si je veux atteindre Limoges. Sans plus tarder, je m’éloigne de la ville en dévalant le bien nommé Chemin du Pavé. Il me faudra en effet redoubler d’attention et de prudence pour ne pas risquer une entorse tout au long de cette pente vers la rivière qui semblait pourtant si proche. Je finis par l’enjamber en empruntant le Vieux Pont, vestige médiéval remarquablement conservé.
Sur l’autre rive, après quelques lacets le long de la Vienne, je dois à nouveau grimper pour atteindre le plateau limousin. Encore vingt kilomètres à parcourir, mais combien m’en reste-t-il à déambuler dans les campagnes avant la tant redoutée banlieue? Les pieds commencent à chauffer au même rythme que mon cerveau qui se met à bouillonner sous une casquette qui peine à me protéger des rayons cinglants du soleil. Si peu d’arbres, quelques rares bosquets que je frôle à peine sans jamais y pénétrer, et les quelques sentiers qui ponctuent en pointillé les kilomètres de bitume et de béton, ne suffisent pas à me rafraichir le corps et l’esprit. Mais cela n’est rien en prévision de ce qui s’annonce.
A la sortie du hameau de Labaudie, après un ultime chemin en terre trop battue, poussiéreuse et caillouteuse à souhait, j’entame ma pénible entrée dans Limoges. Je m’y étais psychologiquement préparé. Je m’attendais à des voies rapides, des gaz d’échappements et des coups de klaxon, je redoutais même quelques camions. Pourtant, les rues pavillonnaires des premiers quartiers cossus m’avaient un peu rassuré, reléguant aux souvenirs le tableau noir que l’on m’avait dressé. Elles n’étaient malheureusement que les prémices d’une zone commerciale traversée d’une voie rapide que je ne peux qu’emprunter en me réfugiant vaille que vaille sur le bas-côté. Je n’avais pas anticipé que j’y arriverais en pleine heure de pointe, et cette route s’est vite transformée en un serpent ininterrompu de véhicules circulant à vive allure. Pauvre petit homme que je suis, livré en pâture à cette horde de monstres rugissants. Il me faudra me battre et survivre sur plus de deux kilomètres, affronter les assauts incessants de mes ennemis, me frayer un passage en leur sein, tel Frogger(*) devant atteindre l’autre rive. Wilson pointé en avant, j’oblige une carcasse affaiblie à stopper devant moi, me permettant ainsi de me retrouver en sécurité et d’emprunter enfin une servitude qui m’éloignera enfin de cet enfer.
Il me faudra cependant encore près d’une heure avant de franchir le pont Saint Etienne qui me mène enfin au pied de la cathédrale. Je suis fourbu, crasseux, vidé, fatigué. Mes vêtements ne sont plus qu’oripeaux suintants et puants. Mes chaussures ont pris la couleur de ces terres arides qu’elles ont soulevé à longueur de journée. Dans les moindres replis de ma peau s’est formé une pâte noire, plus ou moins sèche ou visqueuse, mélange de poussières et de sueur. Je ne pense qu’à prendre une douche et me débarrasser de ces couches qui me collent à la peau.
L’accueil des Soeurs de Saint François d’Assise est une bénédiction. Au pied de la cathédrale, dans un havre de paix et de quiétude, elles se mettent au service des pèlerins, d’une manière aussi simple qu’efficace. Sans fioriture, avec des règles bien établies et faciles à respecter, elles ne s’encombrent pas de protocoles inutiles. Elles semblent si bien nous connaître, elles connaissent si bien nos besoins, qu’il ne nous est même pas nécessaire de poser la moindre question. Nous ne serons que trois pèlerins ce soir, mais faisant fi de l’économie d’un nettoyage ou d’un rangement, elles nous proposent d’emblée de prendre chacun une chambre différente, alors qu’une seule aurait suffi. Notre intimité ainsi respectée, nous pourrons prendre nos aises, étaler nos affaires, aérer et sécher nos linges lessivés, ronfler en toute quiétude sans craindre les ronflements et autres grognements de nos voisins. La nuit n’en sera que plus réparatrice !
Je partagerai mon souper avec Maurice, pensionné sportif et dynamique qui avale les kilomètres au rythme d’un train à grande vitesse, et Alain, médecin suisse et rondouillard, au discours très posé et expert en pèlerinages à travers le monde. Quelques spaghettis cuit à la hâte pour moi, pendant qu’eux se contentent de lasagnes à réchauffer au micro-onde. Aujourd’hui, c’est donc chacun pour soi: nous ne sommes pas encore habitués à se retrouver et se concerter pour convenir d’un repas à préparer ensemble. Et nous sommes encore loin des quelques rares refuges où un hospitalier nous soignera aux petits oignons, et où nous n’aurons rien d’autre à penser que panser nos plaies du jour.
Douche, lessive et souper accompli, et puisqu’on m’a octroyé la grâce de me confier une clef du refuge, je prends congé de mes amis pour une visite nocturne de la ville et des abords de la cathédrale. Je pense d’emblée que faire halte ici est une bonne décision. Outre la fatigue cumulée de ces dernières semaines, Limoges se présente comme une ville agréable, calme et aérée. Une grosse ville, certes, mais aux dimensions humaines, où je retrouve même sous certains aspects, par sa population, sa mentalité et son plan urbanistique, quelques relents de ma cité. Je sens que je vais m’y plaire…
Après avoir déambulé au gré des rues tantôt désertes, tantôt animées de bars fréquentés par la jeunesse estudiantine, je retourne tout doucement vers la cathédrale dans l’idée d’explorer le jardin botanique de l’évêché. Avec la nuit noire comme toile de fond, j’espère y trouver le meilleur emplacement pour poser mon appareil photo et saisir les jeux de lumières qui inondent le vaisseau de pierre.
Le jardin de l’évêché est un immense parc dans lequel il fait bon se perdre, et c’est au détour d’un buisson que je croiserai Miguel, mi-artiste, mi-paumé, qui arpente les allées à longueur de soirées en quête de quiétude. Bien loin d’être un vagabond, il se plait à chercher ici l’inspiration. Il me parlera de ses amies les grenouilles qui squattent les plans d’eau, des habitués qui vivent ici, dont il connait tous les tics et les tocs, des amoureux qui viennent parfois batifoler, se pensant à l’abri des regards indiscrets, ou au contraire, cherchant parfois à être vu par quelques individus trop heureux de pouvoir assouvir leur vice. Il me parlera aussi de sa maison et de sa solitude, de sa marginalité contrôlée, de son divorce et de son manque d’ami. Nous passerons deux heures à discuter, jusqu’à ce que la fatigue l’emporte sur son discours et que je décide de rejoindre le couvent tout proche. Je l’abandonne à sa nuit, il disparaîtra avec l’aube, je ne le reverrai plus.
(*) Frogger: Ancien jeu vidéo (1981), qui consiste à aider une grenouille à traverser une rivière ou une route en évitant les obstacles.
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© Luc BALTHASART, 31/08/2016
Bonjour Luc,
Un vrai régal !… Tant ce magnifique récit que tes photos.
Que dire ? Si ce n’est MERCI.
J’avais hâte de revenir vers toi pour un autre Merveilleux Voyage… sur le chemin de St-Jacques-de-Compostelle…. Limoges !! Pas si loin de chez moi, moi la petite Angoumoisine qui n’est pas assez souvent sortie de son « trou »…. D’ailleurs, Limoges, je n’ai dû y aller qu’une seule fois par la route, et une autre fois par le train (Très belle d’ailleurs la gare de LIMOGES !) N’es-tu pas d’ailleurs passé devant ? Si ce n’est pas le cas, refais le voyage dans l’autre sens et…. surtout… arrêtes-toi devant ses magnifiques sculptures… D’autres photos-souvenirs à rapporter dans tes bagages…
Qu’il est bon de se laisser conter ainsi ce merveilleux pélerinage ! Ah ! Que j’aimerais un jour me faire accompagner pour ce faire ! J’ai une amie à Saint-Yrieix-Charente (tout près de chez moi donc…. à 3 km… qui héberge sur un terrain 2 ânes appartenant à un couple de pélerins…. )
Il semble qu’ils fassent eux aussi régulièrement ce voyage accompagnés de leurs ânes plutôt que de traîner leurs « oripeaux « … enfin je voulais dire leurs sacs sur le dos….. Pas bête !!…. (cela doit quand même demander une sacrée organisation). Je ne pouvais pas ne pas te conter cette expérience si près de chez moi… et c’est sur cette note joyeuse que je t’accompagne, toi et tes compagnons de route, (peut-être aussi ta moitié, une prochaine fois), sur de si beaux chemins.
Mille MERCIS pour ces beaux partages.
Amicalement.
Béatrice.