11/05/2015, jour 58 : Ostabat – Saint-Jean-Pied-de-Port

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Nous sommes les derniers à partir de ce lieu mythique qu’est le gîte chantant d’Ostabat. Non pas qu’on s’y sente si bien, mais puisque 8h est l’ultime délai et que nous ne sommes jamais pressés, c’est légèrement agacé que le gérant nous sert la main et ferme la porte derrière nous.

Nous voici donc partis un peu contre notre gré, mais impatients tout de même d’entamer cette dernière journée en France. Quelle aventure, quand on y pense. Il y a à peine deux mois, nous étions encore dans nos pénates à nous demander si nous allions y arriver.  Nous avons traversé la Belgique, au prix des premières souffrances physiques et morales. Nous avons parcouru la France par monts et par vaux en diagonale. Nous voici aujourd’hui aux deux tiers de notre voyage, heureux et confiants et finalement plus légers dans tous les sens du terme !

Seul au départ, j’ai rencontré Olivier un peu avant Limoges. Rien ne nous prédestinait à nous rencontrer. Là-bas, en Belgique,  alors qu’à peine 50 kilomètres nous séparent, peut-être ne l’aurais-je jamais connu. Il nous aura fallu parcourir près de 800 bornes pour qu’on se croise. Avant-hier encore, nous n’étions encore que nous deux. Aujourd’hui, nous sommes trois avec Laurent !

C’est pourtant sa dernière journée de marche. A peine rencontré, que déjà il faut se faire à l’idée de le quitter. Comme beaucoup, à son grand désarroi, il trace son Chemin au rythme de ses congés, pour le reprendre l’année suivante là où il l’avait laissé. Son objectif de cette année est Saint-Jean-Pied-de-Port. Nous y serons ce soir. Demain, il repartira par le premier train.

Nous n’avons donc qu’une journée pour profiter d’être à trois. Une journée et ce soir. Nous n’allons pas nous quitter ! D’autant que Laurent s’avère être un compagnon hors pair ! Fan de de Funès, entre autres, il n’a en effet pas son pareil pour revisiter ses classiques, et c’est à coup de « Ma biiiiche » ou de « Il en manque une » qu’on s’éclate à chaque fois.

Marcher ainsi nous permet  aussi d’oublier les difficultés de l’étape. Les jours se suivent et ne se ressemblent pas forcément : aujourd’hui, sur un parcours essentiellement asphalté, le relief est beaucoup plus marqué. De plus, alors que hier c’était grand beau, nous sommes ce matin nimbés dans une brume épaisse que le soleil va avoir beaucoup de mal à dissiper.

Le trajet va également s’avérer beaucoup moins bucolique. On va zigzaguer le long d’une départementale, tantôt à gauche, tantôt à droite, sans trop vraiment l’emprunter, mais sans jamais non plus vraiment la quitter. Ça n’est qu’à quelques rares exceptions que nous allons faire un crochet un peu plus long pour passer par des petits villages aux maisons caractéristiques du pays basque, toutes de blanc vêtues aux angles harpés de pierres à peine taillées, parfois zébrées d’un colombage rouge. Le bétail aussi est différent. Adieu veaux, vaches, cochons. Et canards, oies et chevaux.  Ici, c’est le royaume des chèvres.

C’est environ à mi-parcours que nous décidons de nous arrêter sur le parapet d’un pont. Le soleil a fini par gagner la partie, l’air est maintenant suffisamment chaud. Nous faisons pot commun de ce qu’il nous reste : des culs de baguettes tout écrasés, un morceau de fromage, un fond de choco, quelques tranches de chorizo, des cacahuètes, deux ou trois carrés de chocolat. Pas de quoi fouetter un chat, mais rassemblés autour de cette table improvisée, nous entamons nos agapes.

Nous n’avions pas grand chose, nous étions loin de tout, de nos chez nous, mais aussi de la moindre habitation, perdus dans la campagne. Nous ne demandions rien à personne, nous n’avions d’ailleurs besoin de rien, on se croyait si tranquille. On déconnait plein tube, Laurent nous régalait de ses imitations sous nos acclamations.

Quand soudain un murmure vient troubler notre quiétude. Mais qu’est-ce donc ? On se regarde un peu interloqués avant que le murmure se transforme en brouhaha lorsqu’on voit débarquer en haut de la côte une troupe hétéroclite. Il y a de tout : en short, en pantalon, ou en jupe, des t-shirts  multicolores ou des chemises bien repassées, avec ou sans sac à dos, parfois même avec de simples sacs à main. Certains en chaussures de marche, neuves et propres, d’autres en baskets ou en sandales. Une belle bande de touristes !

Arrivé à notre hauteur, le premier du groupe qui les devançait d’une dizaine de mètres s’adresse à nous dans un français à l’accent américain très prononcé, ce genre d’accent texan qui nous donne l’impression qu’il a une patate chaude dans la bouche. Qui sommes-nous, d’où venons-nous, où allons-nous ? Depuis combien de temps sommes-nous partis de chez nous ? Combien de kilomètres avons-nous déjà parcouru ? Les questions fusent à une telle vitesse que nous en avons le tournis alors que le groupe avait stoppé net pour se rassembler autour de leur gourou.

Et puis soudain, quand il estimait enfin en savoir assez sur nous, voilà qu’il se met à gesticuler et à hurler en anglais à ses disciples dans une mise en scène digne des plus grands shows américains : « Vous vous rendez compte, des belges ! Ils marchent depuis deux mois, c’est incroyable ! Et ils vont jusque Compostelle ! Incroyable, dingue ! ». Nous sommes mitraillés par des flashes crépitants, puis ils repartent, comme ils étaient venus. Le brouhaha redevient murmure au fur et à mesure qu’ils disparaissent de nos regards médusés.

Puisqu’ils nous avaient pris pour des bêtes de zoo, autant pousser la caricature jusqu’au bout ! Il ne nous en fallait pas plus pour déclencher en nous une scène hilarante où nous allons faire preuve de toutes les incivilités possible, jetant nos déchets par terre à grands coups de cris de singe. Quel cirque, mes amis ! On en pleurait de rire tout en ramassant ce que nous venions de jeter négligemment.

Cet épisode clos, nous reprenons la route pleins d’entrain malgré la chaleur de plus en plus oppressante. On discute longuement de ce dont nous venons d’être involontairement les acteurs principaux. On se demande même si nous n’avions pas été victimes d’une hallucination collective. Pourtant, quelques kilomètres plus loin, nous allons avoir la preuve de leur réalité, en même temps que la réponse à leurs accoutrements et leur attitude.

Tous attablés à la terrasse d’un restaurant, juste à côté d’un car flambant neuf et tout blinquant, ils profitent d’un repas arrosé de Coca® bien frais. Ainsi donc font-ils quelques kilomètres à pied, histoire de goûter un peu au Chemin avec le secret espoir de rencontrer de vrais pèlerins, avant de reprendre leur bus climatisé jusqu’au prochain village où ils peuvent se remettre de leurs efforts et de leurs émotions. Finalement, d’eux ou nous, qui sont véritablement les bêtes curieuses de ce Chemin ?

Il ne nous reste plus que quelques kilomètres à parcourir. Ils vont s’avérer plus pénibles qu’on aurait pu l’imaginer. C’était encore imperceptible en ce début de journée, mais on sent bien maintenant que l’émotion nous gagne peu à peu. Saint-Jean-Pied-de-Port n’est pas que la fin d’une étape. C’est l’aboutissement d’une longue traversée. Ce soir, nous allons devoir faire nos adieux à notre nouvel ami. Ce soir, Oli et moi, nous allons faire le bilan de deux mois de doutes, d’incertitudes et d’espoirs, de souffrances et de joies, avant de continuer.

Dans la dernière montée qui nous mène aux portes de la ville, le silence nous gagne. Les mots n’ont en effet plus aucun sens pour nous. Seule compte cette émotion qui nous étreint, qui nous noue la gorge, qui fait monter en moi des larmes de tristesse et de joie. Je repense bien entendu à tout ce que je viens de vivre ces dernières semaines. Mais à cet endroit précis, alors que je pose fièrement pour la photo souvenir sous le portail de Saint-Jacques, je pense surtout à mon père qui a foulé ces mêmes pavés et qui me manque tant. C’est aussi en pensant à lui que j’ai entamé ce Chemin, ma façon à moi de faire mon deuil. Il m’a accompagné à chaque pas et je suis convaincu que de là où il est, il est fier de moi !

Saint-Jean-Pied-de-Port, au-delà d’être classé parmi les plus beaux villages, est avant tout un haut lieu touristique et un point de ralliement évident pour tous les pèlerins de Compostelle qui veulent entamer la Camino Francès qui traverse toute l’Espagne jusqu’à la ville sainte. Au pied des Pyrénées, dernier village avant la frontière espagnole, non seulement il rassemble tous les pèlerins qui ont traversé la France ou une partie de l’Europe, mais beaucoup le considère également comme le point de départ de ce Chemin des Français.

Nous sommes surpris par ce village qui s’apparente plus à une petite ville où se presse une foule de badauds. Nous sommes surpris également par ces pèlerins qui arrivent en flot continu par train ou par bus, arborant sacs à dos sous cellophane, chaussures flambant neuves et bâtons de marche portant encore pour certains l’étiquette de prix avec le nom du magasin. Que penser de ces gens qui vont entamer demain le Chemin en empruntant une des étapes réputées des plus difficiles, avec ses 1200 mètres de dénivelé. Ils sont tout sourire, plein d’enthousiasme et de courage. En sera-t-il pareil demain en pleine ascension ?

Pour l’heure, nous cherchons surtout à nous sustenter. Afin de fêter dignement l’occasion, nous entrons dans un snack accueillant proposant des espèces de hamburgers au boudin noir basque. On se laisse tenter, et c’est délicieux ! Ça nous change en tout cas de nos baguettes toutes moflasses et de nos fromages tout suintants. On se régale en discutant de la suite de la journée. Laurent a réservé dans une auberge privée en plein centre. Oli avait réservé pour lui une chambre dans un gîte où après négociations, ils consentent à nous louer à bon compte une chambre privée avec deux lits : ce soir, nous dormirons donc ensemble ! Une fois repus, nous nous séparons donc avec la ferme intention de nous retrouver pour l’apéro !

Cet apéro trouvera refuge à la terrasse d’un bar en plein centre du village, position stratégique si il en est pour observer et commenter l’agitation qui nous entoure. La bière y est fraîche. Que l’on ne s’y méprenne pas, c’est médical : il faut toujours penser à bien s’hydrater en fin de journée ! Elle est de plus bien servie par une jeune et charmante serveuse, mais dont on comprendra vite qu’elle n’a pas été engagée pour ses capacités intellectuelles. Avec sa mémoire de poisson rouge et son petit côté ingénue, on la surnommera affectueusement Dory(*), ce qui ne semble d’ailleurs pas lui déplaire et l’amusera beaucoup. Après quoi, une fois n’est pas coutume, on finira la soirée dans un petit resto du terroir, l’occasion de marquer le coup en bonne compagnie, avant de retourner prendre un dernier verre au bar de Dory.

L’heure est venue de nous séparer. Ce soir, Laurent va regagner son auberge. Demain à l’aube, il prendra la direction de la gare. Nous ne le verrons plus, du moins sur le Chemin. Mais on se promet de rester en contact et de se revoir.

Quant à Oli et moi, nous regagnons ensemble notre chambre. Sur le trajet du retour, on ne peut s’empêcher d’évoquer le départ de Laurent. Fichtre, sur ce Chemin, tout va en accéléré. On se voit, on se lie d’amitié, puis on se quitte à vitesse grand V. On a pourtant parfois l’impression de si bien connaître ces personnes avec qui on partage une expérience tellement forte et unique. Comme si ce Chemin marquait les gens à l’encre indélébile et nous liait à jamais. Que nous réserve-t-il encore en Espagne ?


(*) Cfr « Le monde de Némo », film d’animation en images de synthèse, studio Pixar, 2003. 

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© Luc BALTHASART, 14/01/2019

3 réflexions sur « 11/05/2015, jour 58 : Ostabat – Saint-Jean-Pied-de-Port »

  1. Encore une fois tu me donnes en mots ce que j’ai vécu…Saint-Jean Pied de Port fut mon port d’attache pendant 15 jours…Ce qui m’a permit de rayonner tout autour. J’ai adoré faire ça….Car le soir après ma randonnée de 25 @ 30 km…Je savais que le lendemain je pourrais retrouver tout mon plaisir à Saint-Jean pied de Port….Alors Ostabat je l’ai visité après…
    J’ai même fait Roncevalles deux fois…:)
    Tellement magnifique ce tronçon du chemin.
    Merci de nous faire revivre ces moments….
    Bien à toi. Roger

    1. Bonjour mon ami du Québec;-)

      Merci pour ton commentaire. Ainsi donc tu es resté 15 jours dans cette petite ville de Saint-Jean-Pied-de-Port. Et tu as fait deux fois la traversée jusque Roncevalles ? Waow…

      A bientôt,
      Luc

      1. Oui Luc, j’ai fait deux séjour de 15 jours à Saint-Jean-Pied de Port, un en 2014. (J’étais là lors de l’inondation du 3 juillet de la Nive) et l’autre comme tu sais en 2018.
        Une ville et ses environs basques qui vaut la peine de s’attarder, de visiter et de photographier. J’ai eu le temps et la chance de fraterniser beaucoup les gens de la place. J’adore les Pyrénées-Atlantiques surtout lorsqu’on peut les parcourir allégé de son lourd sac à dos comme je les ai faites. D’ailleurs, je vais probablement faire une publication un jour de mes séjours.
        Voilà.
        @ la prochaine le cousin 🙂

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