02/05/2015, jour 49 : Bassane – Bazas

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Je ne savais pas encore aujourd’hui que c’était la dernière fois que j’allais voir mes amis. En me levant ce matin, après le Bonjour à Henri et les Goedemorgen à mes compagnons hollandais, après les quelques blagues complices avec Dannis sur ses ronflements et ses éternelles chaussettes bleues du plus bel effet, on dresse tous ensemble la table pour notre buffet habituel. Encore une fois très succinct : quelques pots de confiture, des morceaux de baguette, un café fumant noir comme l’ébène à défaut de lait, nos sourires et notre bonne humeur. Rien de plus pour se mettre en forme, mais cela nous suffit, la présence de chacun suffisant largement au bonheur d’être sur le Chemin.

Tout en déjeunant(*), nous devisons gaiement sur le trajet du jour. Bazas, 24 kilomètres, me semble abordable, mais Henri et Dannis, un peu pressés par le temps, envisagent de pousser jusqu’à Forbes, 35 bornes. Après avoir lâché Patrick hier, me voilant maintenant un peu hésitant. Vais-je encore perdre aujourd’hui des amis, mes premiers réels amis du Chemin, avec qui je marche depuis près de 10 jours ? Dix jours, c’est presque toute une vie dans ce microcosme que représente le Chemin. Après avoir si longtemps été seul durant les premières semaines, après m’être peu à peu réhabitué à la présence d’autres pèlerins, puis après avoir admis que dorénavant je ne serai plus jamais seul, ils étaient devenus pour moi un peu de ma famille. Nous partagions nos expériences, avec ses joies et ses déboires, nos repas du matin et ceux du soir, on dormait ensemble et on se racontait nos vies. Perdre Patrick fut un déchirement, aussi décidais-je de leur emboiter le pas et de leur donner rendez-vous à Forbes, pourtant bien conscient que j’y arriverais sans nul doute bien plus tard qu’eux et nettement plus exténués!

D’autant plus tard qu’à l’instar de chaque matin, je suis encore le dernier à prendre le chemin. Je ne suis jamais pressé, préférant de loin flâner, ranger, replier mes affaires à mon aise, pour finalement partir alors que le jour est déjà bien levé. A quoi bon d’ailleurs se presser ? Dans nos vies trépidantes où la course au temps est une priorité, c’est ici pour moi l’apologie de la lenteur. Je n’ai pas d’horaire à respecter, personne ne m’attend, et tant qu’à présent, que je cours ou que je traîne la patte, je n’ai rien à y gagner. Je laisse alors aux autres les départs matinaux et leur course folle, pendant que je finis de vérifier que tout soit en ordre avant de refermer la porte sur un moulin de Piis désormais désert, mais qui s’animera à nouveau dès ce soir au passage d’autres pèlerins.

Le soleil est revenu, et ça n’est pas pour me déplaire. Les quelques derniers kilomètres d’hier ne laissaient pourtant rien présager de bon. Ce petit crachin collant et ce vent fouettant qui m’avaient enclin à pousser la  porte du moulin, n’auront finalement été qu’un signe du destin qui m’aura permis de retrouver mes amis. Aujourd’hui, c’est grand beau temps, et je reprends à contre-sens la longue allée toute propre complètement asséchée.

C’est à ce moment que mon téléphone se met à sonner. Je l’avais presque oublié, celui-là ! Il était rangé au fond de ma besace, perdu parmi les On ne sait jamais, servant plus rassurer les autres qu’à vraiment m’être utile. Et je dois bien avouer que je ne m’en portais pas plus mal, enfin libéré de ce que je considérais comme un retour à l’esclavage moderne !

C’est Patrick qui m’appelle, à la fois soucieux et inquiet de savoir comment s’était déroulée la suite de mon trajet d’hier, et si j’avais finalement trouvé où me loger. Il me parle aussi de sa soirée, auprès d’une charmante dame âgée qui l’a reçu comme un fils. Il me raconte  également son souper(**) fait d’un steak pantagruélique dont je suis certain qu’il s’en souviendra longtemps. Il m’apprend aussi qu’elle était bien navrée d’avoir manqué son appel de la veille. Elle aurait en effet été ravie de m’accueillir. Mais le destin en avait décidé autrement…

Tout en devisant, il me dit être passé un quart d’heure auparavant devant le moulin, sans savoir que c’était là que j’avais dormi et que je m’y trouvais encore. Rendez-vous est donc pris, il m’attendra au prochain village. Alors que nous imaginions nous être à jamais perdu, je crois qu’il est tout aussi ému que moi, et impatient qu’on se retrouve.

C’est à Pondaurat que je le vois sortir de l’église. Une toute belle petite église qui, en ce beau samedi de mai, s’apprête à célébrer un mariage. Tout est prêt, les fleurs sont bien disposées, deux chaises n’attendent plus que les mariés. Il est 9h30, ils ne sauraient plus tarder ! Quant à Patrick et moi, on s’enlace comme si nous ne nous étions plus vu depuis des lustres, avant de reprendre la route ensemble.

De route, il en sera question aujourd’hui, du moins pour toute la matinée ! Mais ensemble, nous ne verrons pas le temps passer. On avance, on parle, on admire le paysage, on rigole aussi, beaucoup, de nos bêtises, un peu comme des enfants insouciants qui font l’école buissonnière. On se fait aussi quelques frayeurs, comme lorsque arrivés au sommet d’un petit  raidillon, on découvre 3 molosses en liberté ! On se regarde avec un petit rictus nerveux, on marque un temps d’arrêt. Que faire ? D’autant qu’ils se dirigent nonchalamment vers nous, ce qui ne nous laisse pas beaucoup de temps de réflexion ! Alors on avance, prudemment, avec nos bâtons prêts à servir, mais on reste confiant. Et ils s’avèrent finalement plus pataud que patou(***).

Pendant que nous mangeons ensemble dans la petite ville de Auros, Patrick me dit qu’il a décidé de s’arrêter à Bazas. Sage décision de sa part, puisque de La Réole, il avait tout de même 5 kilomètres de plus que moi, ce qui lui ferait une journée de 29 ! Je lui explique alors que pour ma part, je pense rejoindre Henri et Patrick à Forbes, ce qui me ferait une très longue marche, mais qu’il en est ainsi. Non pas que je veuille absolument l’abandonner, loin de là, ni même que je sois particulièrement pressé, mais Bazas représentait pour moi une trop courte étape.

D’un commun accord après notre repas, nous nous séparons. Il reprend son rythme, un tantinet plus rapide que le mien, alors que je me remets à baguenauder sur un parcours qui est maintenant beaucoup plus champêtre et forestier. Je vais découvrir les palombières dont il m’avait parlé. Un véritable labyrinthe de couloirs dissimulés dans les bois, camouflés de fougères séchées et de filet bariolés. Qu’on y adhère ou pas, c’est une chasse traditionnelle, ici. Et comme Patrick me l’avait expliqué, je remarque aussi ces cages en hauteur destinées à y placer une palombe qui par ses chants attirera les autres.

C’est un parcours plus agréable que celui du matin, par quelques routes qui traversent les bois, pas ces bois traversés par quelques sentiers, puis cet étang aussi, petite dépression dans un terrain relativement plat, peut-être une ancienne une sablonnière ou une petite carrière. Un petit lac alimenté par deux minuscules ruisseaux, mais suffisamment large pour être aménagés en aire de repos. Les pêcheurs s’y pressent, les enfants jouent, pendant que les épouses s’affairent autour de tables pliantes. Ils me voient passé, me saluent d’un geste de la main : je ne suis sans conteste pas le premier aujourd’hui, puisque forcément, ils ont déjà vu passé Henri, Dannis, Anna, Ria et Patrick. Le Chemin se fait plus flou le long de cette vaste berge dégagée, et heureusement que ces pêcheurs sont là pour m’indiquer une passerelle dissimulée dans les iris en fleur.

Le ciel se couvre rapidement au moment d’emprunter ce passage. Les gouttes se mettent à tomber sur la surface plane de l’étang. Je ne les verrai pas dessiner des cercles concentriques que j’aurai peine à croire qu’il pleut, mais c’est une réalité qui aura vite fait de me rattraper. A tel point que je suis contraint de sortir mon coupe-vent déperlant. Je me dis quand même que je ne dois plus être loin de Bazas, et qu’il sera encore temps d’aviser si le mauvais temps devait se confirmer.

Je retrouve de l’asphalte, toujours sur des routes aussi calmes que désertes, qui serpentent de villages en hameaux au milieu des bois et des prairies. Le temps me parait anormalement long. L’heure tourne inlassablement au fur et à mesure que je me lasse. Selon mes calculs empiriques, j’aurai du rejoindre Bazas aux alentours de 14h. Il est finalement 16 lorsque j’arrive à peine en vue de la cathédrale.

Je téléphone alors à Dannis pour voir où ils en sont. Je pensais les rejoindre ce soir, mais il m’apprend qu’eux aussi ne sont pas encore arrivés à Forbes. Ce qui signifie que si je décide de continuer, j’arriverai selon toute estimation et dans le meilleur des cas à 20h ! C’en est trop pour moi ! Ça n’est donc plus un choix, c’est un impératif : je m’arrêterai ici, à Bazas, pestant contre un guide ou un balisage défectueux qui m’aura finalement fait marcher beaucoup plus que ce qui était prévu, sans que j’y trouve la moindre explication. Je me rends compte tout au plus que dans mon livre, l’étang ne fait pas partie du trajet. Bizarre…

Sur la place de Bazas, je croise Patrick. Il est arrivé un peu plus tôt, il est déjà installé, mais il m’apprend que le gîte est en théorie complet : lui, Anna et Ria, mes deux amies hollandaises de la veille, ainsi que Jean-Marie, nouveau venu sur le Chemin, belge originaire de Chimay. Ma seule solution serait alors de négocier une place en acceptant de dormir sur le plancher. Je prends alors la direction de l’office du tourisme, qui est en charge de la gestion du gîte.

Au service, Aurélie, jeune et plus que charmante étudiante au sourire ravageur et au parfum enivrant. Je lui explique ma situation, mon désarroi, me besoin impératif d’une bonne douche et d’un endroit accueillant pour me reposer au chaud et au sec. Elle est complètement désemparée, la  pauvre. Compatissante à souhait, elle n’est jamais qu’une simple employée, et ses instructions son clair : pour une question d’assurance, 4 pèlerins, c’est 4 pèlerins ! Pas cinq…

Les négociations sont fermes et prennent presque parfois des allures de séduction, sous l’œil amusé de Patrick qui tente en vain de la convaincre. Je ne suis pourtant pas gourmand : j’ai mon matelas, la chambre est vaste, je peux très bien me contenter du plancher. Mais rien n’y fait. Elle est même navrée de ne pas habiter plus dans la région, elle serait prête à m’héberger. Et elle ira même jusqu’à téléphoner à ses parents qui habitent le bourg, mais ils ne répondront pas à son appel. Décidément, ça devient une habitude qu’un logement me passe sous le nez faute de correspondant prompt à décrocher !

En désespoir de cause et face à mon désarroi, elle me prend en pitié et me confie avec un gros clin d’œil : je ne vous ai jamais vu ! C’est ainsi que j’ai suivi Patrick sous un air innocent pour qu’il m’ouvre la porte d’un gîte largement suffisamment grand pour me recevoir. C’est donc ni vu, ni connu, que me voilà sauvé : merci Aurélie !

Je retrouve donc Anna et Ria, toutes heureuses de me revoir. Je fais aussi la connaissance de Jean-Marie, brave belge qui s’aventure pour quelques jours sur un chemin qu’il découvre. Une sombre histoire si je me souviens bien : il devait s’y retrouver avec une amie qui le lui avait conseillé, celle-ci aurait eu un empêchement, mais qu’à cela ne tienne, c’est seul qu’il s’y était lancé. Il ne s’attendait pourtant pas à y trouver autant de joie et de bonheur, et il en était chamboulé !

Nous décidons Patrick, Jean-Marie et moi, d’aller poursuivre notre conversation au coin d’un bar, pendant que nos deux hollandaises partent découvrir la ville et sa cathédrale.

En guise de bar, c’est à une terrasse sous les arcades de la Grand’Place que nous nous installerons. Une bière en appelle une autre, puis une troisième. Patrick commence à perdre pied, tandis qu’entre belge, on s’amuse à le regarder. Et on commence à faire le bilan de ce qui fut une dure journée.

Une journée bien plus longue et bien plus dure que ce qui était prévu, et on s’en interroge. Nous avons suivi le même chemin, à partir du même guide, et pourtant, le tracé qui y figure ne correspond pas à ce que nous avons vu. Nous avons aussi constaté qu’à un moment donné, les petites balises en forme de flèche des Amis de la Voie de Vezelay, avaient été remplacées par de magnifiques piquets de bois affublés d’une belle plaque gravée d’une coquille bleu et jaune. C’est Jean-Marie qui nous apportera la réponse : ces balises, ce sont celles toutes fraîches du trajet reconnu Itinéraire Culturel Européen. Ainsi donc, pour une raison qui nous échappe, ces deux parcours ne se confondent pas toujours. Et puisque ces piquets sont plus visibles que les petits autocollants, nous avions probablement manqué un embranchement. Résultat : 30 kilomètres au lieu des 24 annoncés. Cela n’a l’air de rien, mais à pied, cela fait une sacrée différence !

De retour au gîte, on s’accorde à ne pas cuisiner. Il est déjà tard, et nous sommes fatigués : pas le courage de partir en quête d’un magasin ouvert, pas le courage non plus de commencer à sortir les casseroles. C’est donc décidé : sur la table de la cuisine figure en bonne place la carte d’une pizzeria. Nous irons chercher 5 pizzas à emporter que nous partagerons.

Une fois repus, alors qu’il fait déjà noir, j’installe mon matelas de sol contre la cheminée, et comme si j’étais sous tente, je déroule mon sac de couchage, emballe mes vêtements dans la housse en guise de coussin, et me mets à rêver du lendemain.


(*) Il me plait à chaque fois de rappeler à mes amis français que le premier repas du matin s’appelle un déjeuner, puisqu’il consiste à enlever le jeun de la nuit ! La notion de petit-déjeuner me paraissant dès lors complètement absurde, elle fera chaque jour l’objet d’un débat enflammé et et amusant avec mes compagnons du jour.

(**) Parce que oui, en Belgique, le soir, on soupe ! 😉

(***) Patou : chien de montagne des Pyrénées (à ne pas confondre avec le berger des Pyrénées), réputé pour sa fidélité et sa pugnacité à défendre leur maître et leur territoire ! C’est le chien de Belle et Sébastien, tout gentil au demeurant, mais ne vous aventurez pas à empiéter chez eux sans l’autorisation du maître ! Source wikipédia

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© Luc BALTHASART, 25/02/2018

9 réflexions sur « 02/05/2015, jour 49 : Bassane – Bazas »

  1. C’est toujours un régal de te lire
    On avance pas à pas avec toi
    sans les ampoules certes
    mais hélas sans les joies et la richesse que sont les rencontres humaines

    1. Bonjour Franck, et merci pour le compliment 😉
      Effectivement, par mes mots, j’essaye de vous emmener avec moi sur le Chemin, mais les plus beaux mots ne sauraient jamais traduire l’Esprit du Chemin !
      Pour ça, tu devras le parcourir aussi… Mais je suis convaincu qu’un jour, tu y partiras ! Avec ou sans ampoules 😉

      A bientôt,
      Luc

  2. Ton écriture va jusque la source intérieure contrairement aux superficialité quotidiennes, c’est ce qui me plaît ! Marc

  3. En me relisant le lendemain, je vois qu’il manque un S à superficialité… Faut vraiment que j’aille à Compostelle pour la rémission de ce péché d’ortaugrafff!? À bientôt, Luc, pour la suite de tes aventures!?

    1. Bonjour Marc,
      Merci pour ton commentaire, mais qu’entends-tu pas la source intérieure? J’essaye simplement de traduire au mieux avec la seule force des mots ce que j’ai ressenti.
      Je suis satisfait si je parviens à te faire voyager, imaginer à mes côtés, et éprouver en partie ce que j’ai vécu.
      Mais pour vraiment savoir, il faut le vivre soi-même. Donc, oui, que ce soit pour la rémission de tes péchés ou pour toute autre raison, pars 😉

      A bientôt,
      Luc

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