08/04/2015, jour 25: Vezelay – La Grange Treillard

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Réveil à l’aube, une fois n’est pas coutume. La bénédiction des pèlerins débutant à 7h, il est hors de question que nous arrivions en retard ! La parisienne hautaine s’est avérée être une ronfleuse hors norme. Brecht a du mal à émerger. Les plus impatients ont déjà bouclé leur sac, non sans avoir fait le remue-ménage nécessaire pour nous extirper de notre somnolence. Leur déjeuner est probablement même déjà avalé. Pour nous, ça sera après l’office ! On laisse tout en plan, on s’habille en vitesse. Bienvenue sur les Chemins de Compostelle, avec ses dortoirs communs et toutes ses anecdotes.

C’est en groupe que nous nous dirigeons vers la chapelle attenante à la basilique. Sauf Brecht, les yeux encore mi-clos, qui est légèrement à la traine. Wilson est bien entendu de la partie. Il avait été béni tout comme moi la veille de mon départ. Il m’avait accompagné chaque jour jusqu’ici. Une petite piqûre de rappel ne lui fera pas de tort ! C’est qu’il nous en reste de la route.

Dans un silence monacal, nous prenons place au sein d’une assemblée essentiellement composée de Frères et de Sœurs. Je ne savais pas encore en les observant, que j’allais assister à un des plus beaux offices de toute ma vie. Alors que nous pensions participer à un de ces rites soporifiques fait d’incantations et de cantiques marmonnés, ils vont d’emblée se mettre à chanter dans une harmonie parfaite, sur les tons les plus justes. Notre attention est captivée, nos têtes se relèvent, nous ne savons plus où porter nos regards. De gauche à droite, les louanges fusent. Un Frère, de sa voix grave et profonde, entame un solo divin repris en chœur par la communauté. Puis c’est au tour d’une jeune novice(*) aux sonorités angéliques de nous toucher en plein cœur, alors que ses Sœurs s’accroupissent en contemplation.

Cela va durer ainsi pendant près d’une heure. J’en prends plein les oreilles, je suis complètement subjugué, à tel point que je dois à plusieurs reprises essuyer des larmes coulant le long de mes joues.

Au moment de la bénédiction des pèlerins, l’émotion est à son paroxysme. On est invité à rejoindre le prêtre autour de l’autel. Il y va de son petit mot d’encouragement, nous rappelle notre destination. Il passe ensuite devant chacun, avec pour chacun une intention particulière, avant d’entamer le signe de croix et de nous disperser dans un Buen Camino qui, à ce jour, résonne encore en moi.

Nous avons du mal à nous contenir à la sortie de la messe. Déconnecté de la réalité le temps d’un instant, on se regarde un peu bizarrement. A quoi venons-nous d’assister? On s’interroge, on ne trouve pas nos mots. On se sent comme imprégné d’un souffle nouveau. Toute la fatigue d’un réveil bien trop matinal s’est envolée, nous sommes maintenant prêts à affronter cette journée et toutes les suivantes. C’était beau, c’était grandiose, c’était magique.

Les premiers sont déjà sur le départ. Leurs sacs à dos les avaient accompagnés à l’église. Ils n’ont plus qu’à s’élancer. Les autres, dont je fais partie, retournent tranquillement à l’accueil Sainte Madeleine pour un déjeuner qui devrait nous remettre d’aplomb après tant d’émotions.

Alors que je pensais me contenter de la traditionnel baguette-confiture, Brecht se propose de nous préparer des crêpes. Une idée qui plait à tous, et sous l’acclamation générale, le voilà au fourneau.  Nos assiettes ne désemplissent plus, c’est un régal. Un peu gauche, il en convient lui-même, mais d’une bonne volonté à toute épreuve, il prend un réel plaisir à nous servir tour à tour. Brecht est un mélange de gentillesse et de naïveté enfantine à qui on ne voudrait faire de mal. Brecht au grand cœur, qu’on le complimente sur la qualité de sa prestation, il s’en dédouanera comme gêné par tant d’honneur !

A s’amuser ainsi, l’heure tourne à toute vitesse. Si j’ai décidé de ne pas me presser, d’autres, bien au contraire, ont leur Chemin réglé comme du papier à musique. A neuf heures, il est donc grand temps qu’ils entament leur première journée sur un Chemin dont ils n’en connaissent encore que la théorie. Je me revoie en eux, il y a à peine un mois, dans un mélange d’espoirs et de doutes, sans savoir encore si au crépuscule de ce jour, j’aurai pu redémarrer le lendemain. Sans savoir si j’aurai la volonté, jour après jour, de continuer. Je leur souhaite de trouver en eux la même force d’avancer que j’ai découvert en moi. Ils me tournent le dos, je les regarde s’éloigner. Un peu triste d’imaginer que je ne les reverrai peut-être jamais, et que je ne saurai jamais ce qu’ils sont devenus.

J’ai décidé de flâner ce matin. Non pas que je ne veuille avancer, mais il me plaît à déambuler dans les ruelles inondées par la lumière tamisée du matin. L’ambiance feutrée de la veille est encore plus marquée lorsque les pèlerins ont débarrassé le plancher et que les touristes ne sont pas encore éveillés. Je me perds dans les recoins abandonnés, je me pose sur la terrasse des remparts. Je vais dire au revoir à Anne-Marie et son apprentie. Je repasse une dernière fois par la basilique, j’en profite pour discuter longuement avec la préposée à l’accueil qui voit défiler tant de pèlerins à longueur d’année. N’a-t-elle jamais eu l’envie de partir? Par morceau, me dit-elle, mais je ne sais pas si je pourrais tout faire. Alors, en attendant, c’est en rêvant à leurs aventures qu’elle imagine la sienne.

Il est presque 13 heures lorsque je prends enfin le départ. Je commence à avoir des fourmis dans les pieds, la marche est devenu mon quotidien: il me tarde de découvrir cette Via Lemovicensis tant rêvée qui va me mener jusqu’aux portes de l’Espagne.

Par un long serpent d’asphalte surchauffé, je m’éloigne ainsi de mon passé, je tourne le dos à la colline, je m’avance sur une nouvelle voie toute tracée, je m’enfonce ostensiblement dans une France que je ne connais pas encore. Je me sais encore seul aujourd’hui, et cela me sied. J’ai ainsi l’occasion d’appréhender un nouveau territoire et de jouer au découvreur de nouveaux mondes. Les mulots me saluent. Je croise une colonne de chenilles processionnaires. Les mares grouillantes de têtards s’animent à mon passage. La nature est une fête à laquelle je participe allègrement. Tout me semble beau.

Le quelques premiers kilomètres de routes seront vite oubliés au milieu des bois et à travers champs. Le parcours est des plus agréables. Quelques rares villages ci et là viennent ponctuer une journée de liberté, un canal bucolique vient agrémenter le paysage. Je n’ai rien réservé, aucune idée d’où je vais me poser, encore moins où loger. Mais peu importe, il m’en faut bien plus pour me tracasser. Je n’ai jusqu’à présent jamais manqué de rien, j’ai appris à recevoir. Je sais qu’en cas de besoin, la providence arrive toujours bien à me trouver !

C’est finalement à Tannay que je commence à m’enquérir d’une possibilité d’hébergement. Sans réelle conviction, je vais au devant des gens dans l’espoir de trouver une âme charitable prête à me recevoir. En vain… Je n’y mettais pas beaucoup d’espoir non plus ! Qu’à cela ne tienne, j’opte pour un bivouac. Il ne me reste plus qu’à me ravitailler en eau et en nourriture.

Au supermarché du coin, j’interroge en dernier recours la jeune caissière sur la possibilité éventuelle de loger dans leurs locaux. Un vestiaire ferait largement l’affaire, juste l’envie d’être au chaud en ces nuits encore fraîches. Elle est tellement désolée de ne pas pouvoir m’y autoriser qu’elle remuera ciel et terre pour me satisfaire. Elle finira même par me trouver un hôtel, ainsi qu’une chambre d’hôte prête à m’accueillir. Sait-elle seulement que je ne suis pas de ces pèlerins qui voguent de restaurants en relais-châteaux? Loin de moi l’idée de les juger, chacun vit son Chemin comme bon lui semble. J’ai juste pris le parti de vivre mon pèlerinage loin des facilités ostentatoires habituelles. Je ne cèderai pas à ces tentations. Et si rien ne vient à moi, c’est qu’il doit en être ainsi et que j’aurai à apprendre de ma nuit. Je remercie la jeune fille pour sa bienveillance. Je la rassure aussi. Je la sens dépitée et angoissée à l’idée de ne pouvoir porter assistance à un pèlerin en dérive. Ne vous tracassez donc point, lui dis-je, sous la voûte céleste, ma tente sera un hôtel 1000 étoiles !

En sortant du supermarché, je prends le large, un peu refroidi par le vent glacial qui vient de se lever. Je cherche sans trouver un endroit où bivouaquer. Des maisons trop présentes, des champs trop dégagés. Une forêt bien trop loin. Il y a bien un château d’eau à la sortie du village, mais le sol est fait de mottes d’herbes drues et piquantes. Décidément, tout porte à croire qu’il me faut impérativement trouver !

Pour la première fois donc, je sors mon nouveau guide pour y trouver mon bonheur. La providence s’appellera aujourd’hui Florence et Patrick. Légèrement hors Chemin, mais le cœur sur la main malgré mon coup de téléphone de dernière minute, ils n’ont aucune hésitation à me recevoir, même tard ! Car il est déjà 18 heures largement dépassé, et j’ai encore 10 kilomètres  à trottiner avant de les rejoindre.

J’enclenche donc le mode automatique. Wilson donne le ton, j’allonge la jambe, les talons claquent à chaque pas. Le regard porte au loin, chaque virage devient le prochain objectif que je m’empresse d’atteindre pour découvrir le suivant. Je ne pense plus, j’avance, coûte que coûte ! Mes hôtes vivent dans un petit hameau isolé au milieu de nulle part, je dois impérativement y arriver avant la tombée de la nuit ! D’autant que je dois faire du « hors-Chemin »…

Au prix d’un dernier effort, alors que le soleil tombe sur l’horizon et que je m’apprêtais à terminer ma journée à la frontale, je distingue au loin quelques maisons éparses. Serait-ce là? Cela tiendrait du miracle: j’aurai couvert les 10 kilomètres en moins d’une heure trente, bien au-delà de mes meilleures performances. Rappelez-vous donc, je suis un cheval de trait, pas une star des hippodromes !

Alors que je tends au but, je commence à délirer. A travers les arbres, j’entends des voix, l’appel d’une sirène tentant de me faire échouer. Je n’y prête pas attention, je crois rêver. Le soleil, la faim, la fatigue, tout porte à croire que mon imagination me fait des tours. Je ferme les écoutilles, je poursuis sur le sentier qui, après avoir contourné les quelques maisons, me ramène sur la place principale.

Florence et Patrick sont tout sourire. Ils ne pensaient pas me voir si « tôt ». Il s’inquiétait même de la nuit qui arrivait à grand pas, et ils guettaient mon arrivée de leur jardin situé à l’arrière de la maison. Elle s’étonne toutefois que j’aie fait  le tour complet par le sentier, alors qu’elle m’appelait au loin pour couper au court. La voilà donc, ma sirène !

Je suis maintenant entre leurs mains, et quelles mains ! Patrick l’artiste plus que sympathique, et Florence, aussi charmante que pétillante. Aujourd’hui, chez eux, c’est la fête au village: ils ont invité tous les habitants du hameau à partager un repas, et je suis cordialement invité à me joindre à eux. C’est ainsi que je ferai la connaissance de Ru et Anna-Marike, les voisins hollandais… Et c’est ainsi que tout le village fut réuni !

Une bien agréable soirée dans une bien agréable demeure réchauffée à la douce chaleur d’un feu crépitant. Florence nous régalera de son potage et de ses lasagnes, Patrick ouvrira ses meilleures bouteilles. Je me délecterai de leurs histoires et de leurs anecdotes. Ils écouteront avec attention ce qui fut ma vie, et ce qu’elle est sur le Chemin.

Après le repas, les invités partis, je demande simplement à pouvoir me rafraichir et dormir. Une douche à l’italienne aussi grande qu’une salle de danse est mise à ma disposition ! C’est dans cette pièce que j’ai appris le prix à payer pour mes efforts démesurés. Je n’avais pas prêté assez d’attention à mes pieds qui chauffaient, alors que je trottais plein gaz pour arriver avant la nuit. J’ai maintenant deux magnifiques phlyctènes bien épaisses, dans l’angle arrière de chaque talon. Bien profondes, bien cachées sous une corne épaisse. Bien gonflées…

Et en guise de couchage, si il m’avait bien précisé au téléphone que ça serait malheureusement dans une petite roulotte aménagée dans le jardin, je suis certain que Florence s’est chargée personnellement de la déco: ça n’est pas une roulotte, c’est un petit nid douillet on ne peut plus coquet ! Il y a des malheureusement qui ne sont vraiment pas de circonstance: cette roulotte sera mon palais, dans lequel je prendrai le temps de soigner mes pieds avant de me coucher !

Ainsi se termine ma première journée sur la Via Lemovicensis. Alors qu’au départ de Vezelay, je ne savais pas encore où j’allais, alors que je m’étais résigné à dormir sous ma tente, la providence s’est incarnée en deux êtres adorables et généreux.

Chemin de magie, de quoi demain sera-t-il fait?


(*) Novice: dans le sens religieux du terme, aspirant(e) à un engagement spirituel  accomplissant son noviciat.


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© Luc BALTHASART, 19/04/2016

10 réflexions sur « 08/04/2015, jour 25: Vezelay – La Grange Treillard »

  1. La magie des rencontres du Camino… Que du bonheur…
    Tu écris magnifiquement bien… J’attends ton livre avec impatience. J’attends la suite avec tant d’engouement que cela frise l’exagération pour une fêlée du Camino comme moi. (2012 – 2014- 2015) Tu peux te vanter qu’à travers ton récit, tu nous fais passer à merveille toutes les émotions vécues du Camino.
    Bravo et bonne continuation.
    Nadia

    1. Enlala, merci Nadia, tu vas finir par me faire rougir !
      Le livre sortira plus que probablement un jour, de plus en plus de lecteurs m’y pressent ! Mais il me faut avant ça terminer mon récit, lire et relire, corriger aussi, et un peu retravailler, puis trouver une maison d’édition qui partage mes avis et accepte mes écrits!
      Transmettre les émotions est ma motivation. Même si il n’est pas toujours facile de traduire en mots ce qu’on ressent réellement, j’essaye au mieux de vous faire vivre ce que j’ai vécu. Je suis ravi et conforté par ton témoignage, d’apprendre que je parviens à vous toucher.
      A bientôt,

      Luc
      PS: viens-tu avec Cyrille à la réunion des Amis de Saint Jacques, demain à Liège?

    1. Merci Gérard. J’essaye de faire au mieux pour rendre ce récit le plus vivant et le plus agréable possible à lire, tout en n’omettant pas de traduire le plus fidèlement possible ce que j’ai vécu, ce que chaque pèlerin vit émotionnellement. Car même si chaque Chemin est différent, il reste le fil rouge des rencontres et de la magie du Chemin…

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