06/04/2015, jour 23: Saint-Cyr-les-Colons – Lac Sauvin

Le récit du jour précédent ?

Ou celui du lendemain ?

Retrouvez toutes les photos du jour 23

On se lève tous les trois de concert alors que le jour pointe à peine. D’une manière aussi rigoureuse que militaire, Jozef et Staf ont tôt fait de débarrasser les lits, replier les couvertures et boucler leur sac, tandis que j’émerge lentement d’une bonne nuit réparatrice.

Lorsque j’arrive dans la salle à manger, ça sent bon le café frais. Ils ont déjà largement entamé leur déjeuner, replongé, comme la veille, dans leur topoguide, le nez rivé sur l’écran de leur gps. Je suis presque convaincu qu’ils savent déjà où s’arrêter pour pisser et que le temps en est chronométré ! Grand bien leur fasse…  Je les observe amusé en badigeonnant généreusement ma baguette d’une délicieuse confiture aux fraises, probablement préparée par Jacquotte, ça ne fait aucun doute.

En parlant du loup, la voilà, notre maman ! Son énergie et son sourire remonteraient le moral de n’importe quel pèlerin abattu. Mes deux compatriotes la saluent rapidement en attachant leurs chaussures avant de partir, probablement déjà en retard sur leur planning bien ficelé. Je me retrouve seul avec Jacquotte, un peu dépitée par leur empressement. Elle reprend sa contenance en s’avançant vers moi, pleine d’entrain, pour me tendre fièrement mon pull réparé d’une main de maître. On échange sur le beau temps et le printemps, sur le trajet qui m’attend. Elle insiste également pour savoir si j’ai bien rempli le livre d’or laissé en évidence. C’est pour elle une priorité. Elle conserve précieusement tous ces recueils, témoins de passage des milliers d’autres qui m’ont précédés. A défaut de partir, c’est sa façon à elle de voyager et de nous accompagner sur le Chemin. Ce qui l’amène à entamer un monologue sans fin, dans lequel elle me relate ses meilleurs souvenirs dont me je me délecte. Peut-être parlera-t-elle un jour de ce pèlerin hirsute aux pieds bots, qui est arrivé un soir exténué, guidé par un voisin bienveillant.

Le soleil commence maintenant à monter, il est temps que je me mette en route. Je laisse à Jacquotte le soin de préparer le gîte pour les suivants. Une vie de dévotion à entretenir cet endroit pour le bonheur des ses ouailles de passage. Un véritable travail de Sisyphe qu’elle accomplit sans rechigner, allant même jusqu’à changer régulièrement la décoration. Elle en est touchante. A l’heure des séparations, je lui fais un gros bisou en la remerciant une nouvelle fois pour la réparation de mon pull.

C’est parti pour une journée qui allait s’avérer des plus agréables. Une alternance de campagne, entre près et champs, entrecoupés de bois rafraichissants, dans une succession de monts et de vallons. J’avance d’un pas alerte et guilleret, je siffle et je chante au gré du vent. Je profite des ma dernière journée de solitude, de mon Chemin. Demain, à Vezelay, combien serons-nous à nous retrouver d’horizons si différents, rassemblés en une seule communion?

Au passage du charmant village de Cravant, je retrouve Jozef et Staf. Ils avaient pourtant près d’une heure et demie d’avance sur moi au départ de ce matin. Hier soir, à les écouter, je les imaginais suivi d’un panache de poussières soulevé par leur bottines de sept lieues. Et les voilà sur un banc de pierre, l’un à l’air dépité, l’autre en train de suer des billes. Comme quoi, rien ne sert de courir… D’ailleurs, dans quelques semaines, on m’identifiera même à un cheval de trait: pas des plus rapides, mais tenace et courageux. Cette image me restera tout au long de mon périple, m’incitant à avancer toujours plus loin, toujours plus haut: ultreïa e Suseïa ! Telle est la devise des pèlerins de Compostelle.

Je repère au loin dans la rue une petite boucherie artisanale, ainsi qu’une boulangerie non moins avenante. Je m’y précipite, tout heureux de pouvoir enfin me ravitailler. J’ai envie de partager ma pitance avec mes amis. Les bras chargés de mes achats comme si il s’agissait du plus précieux des trésors, salivant déjà à l’odeur du pain frais et à la vue du salami et du boudin blanc, je ne les retrouverai pas. Probablement piqués au vif de s’être fait rattrapés, ils auront coupé court à travers le village pour ne pas me recroiser. Je suis un peu déçu, un peu triste aussi. Je mangerais seul sur le même banc encore chaud de leur présence, avant de reprendre ma route. Je les rattraperais peut-être, haletants, à leur prochaine halte.

Je n’aurai aujourd’hui d’asphalte que les villages traversés. Le reste n’est que sentiers agricoles ou forestiers. La journée est magnifique, inondée de lumière, sans le moindre pet de vent. On se croirait presque déjà en été en ce début d’avril. Le soleil se reflète dans les carreaux colorés de l’horrible cruche géante à l’entrée d’Accolay, monument, à mes yeux raté, symbolisant le passé glorieux de la ville autrefois potière et prospère. Je ne m’y attarderais pas, même si la Cure me tend les bras et que j’envisage un temps de faire un détour pour m’y rafraichir. La chaleur devient presque pesante. La terre de marne, blanche et poussiéreuse, m’éblouit. Bien vite le prochain bois.

Aussitôt souhaité, sitôt arrivé, le Chemin est ainsi fait, répondant aux besoins non pas de celui qui exige, mais de ceux qui savent recevoir. Je chemine maintenant à l’ombre des bourgeons naissants, sur un sentier mi-moelleux, mi-rocailleux qui surplombe la magnifique abbaye de Reigny. Quelques pierres roulent bien sous mes pieds, mais il en faudrait plus pour entraver mon enthousiasme et ma progression. Rien? Alors que mon regard portait sur l’abbaye, je n’avais pas aperçu devant moi un énorme arbre décharné qui entrave tout le sentier. Comment donc passer, entre la falaise sur ma gauche et la colline à ma droite? Depuis quand est-il là? Qui l’a mis là? J’en ai connu des obstacles. Je me rappelle de la difficile journée dans la vallée de l’Hermeton, alors que je marchais depuis à peine 7 jours. J’en avais bravé des troncs et des branchages. Devrais-je encore tomber le sac et me faufiler au travers de mains tordues qui me griffent les chairs?  Je n’ai pas le choix. Je me demande comment Jozef et Staf s’y sont pris. Il n’y avait pas d’alternative, ils ont obligatoirement du passer par ici. Vais-je les rattraper au prochain village, ensanglantés, suintants, et en guenilles?

Je finis par passer l’épreuve sans trop de difficulté. A croire que mes précédentes expériences m’auront aguerri, et que je semble maintenant jouir d’une certaine immunité face aux difficultés. Que j’aie faim ou soif, je trouve de quoi me rassasier. Que j’aie chaud, une forêt me rafraichit. Que j’aie froid? Le soleil me targue de ses rayons. Oui, vraiment, on me l’avait dit: le Chemin est magie.

Je reprends ma route comme si de rien n’était, le moral nullement entaché par ce petit accroc dans cette merveilleuse journée. Je descends sur Arcy, retrouve un peu d’asphalte, remonte un sentier escarpé, rate de peu un embranchement, traverse à travers champs, rattrape les balises, découvre un point de vue impressionnant, redescends sur Saint Moré. Je me remets à siffloter, pose Wilson en travers de mes épaules, y repose mes mains, me laisse envahir par ce bien-être qui fait désormais partie de mon quotidien. Je suis bien !

Enfin… J’étais bien ! Aux derniers kilomètres, je dois emprunter un sentier transformé en torrent. Sur les cotés creusés par le passage des véhicules dévale une eau limpide. Les cailloux roulent, forment des barrages lilliputiens qui entravent le passage. La terre du milieu est alors inondée à en devenir marécageuse. Je dois faire attention à ne pas trop m’enfoncer au risque de me mouiller les pieds. Je zigzague en tenant l’équilibre sur les rares ilots un peu plus secs. Je ne sais pas d’où vient toute cette eau, cela fait des jours qu’il n’a pas plu. Du coup, le doute m’assaille: cela me semble tout de même étrange que mon guide ne mentionne aucune difficulté. Me serais-je trompé? D’autant que plus rien ne m’indique que je sois sur le bon chemin. Après quelques centaines de mètres à contre-courant, je me décide à revenir sur mes pas pour m’en assurer. Bien m’en a pris: au pied du torrent, je découvre derrière des fourrés affaissés, un autre sentier bien dissimulé, à l’entrée duquel je retrouve les balises familières. Ouf ! Sauvé…

Il ne me reste plus qu’à gravir une dernière colline en serpentant à travers un sous bois fraichement débardé. J’avais eu Monsieur Boutin au téléphone ce matin, le responsable du Centre de Loisir de L’yonne au Lac Sauvin. Il attendait patiemment mon arrivée tardive pour me confier les clefs du bâtiment. Je suis encore aujourd’hui l’unique locataire des lieux. Je vais pouvoir jouer une nouvelle fois à Boucle d’Or et les trois ours, et choisir parmi la centaine de lits mis à ma disposition. Je jetterai mon dévolu sur la chambre de gauche. Deux couchages, un bureau, une douche, et une fenêtre bien lumineuse feront mon bonheur. Je m’étale et prends mes aises. Peut-être pour la dernière fois..

Monsieur Boutin avait pris soin de me faire faire le tour du propriétaire avant de m’abandonner. Il m’avait montré les frigos bien remplis, et laissé carte blanche pour me restaurer. Mon repas du soir sera composé d’une croustillante baguette, de mon reste de boudin blanc et de pâté du matin, d’un pantagruélique plateau de fromage, et d’un vin de table très correct. C’est dingue comme ici, tout prend une toute autre saveur. D’un simple quignon de pain, ou d’un spaghetti bon marché, d’un plat réchauffé ou d’un fabuleux festin, croyez-le ou pas, je me régale à chaque fois !

Demain, Vezelay m’attend. Celle que l’on nomme la Colline Eternelle constitue pour moi une étape importante. Après Rocroi, Vezelay était mon deuxième objectif. Ça sera ensuite Saint-Jean-Pied-de-Port, puis Santiago de Compostella. L’émotion sera à son comble à l’heure de rallier le point de départ officiel de la Via Lemovicensis. Je m’inclinerai devant la basilique Sainte Madeleine, je prendrai le temps de me poser pour ressentir au plus profond de moi toute l’énergie qui émane de ce lieu mythique. Ça sera aussi l’heure des premières grandes amitiés pèlerines. Vivement demain !

Retrouvez toutes les photos du jour 23

Le récit du jour précédent ?

Ou celui du lendemain ?

© Luc BALTHASART, 05/04/2016

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *