24/04/2015, jour 41 : Flavignac – La Coquille

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C’était presqu’un lac, un grand étang, bien loin des dimensions d’une mare ! Rien ne laissait présager leur présence et pourtant… J’ai  encore passé une horrible nuit, bercé par le doux croassement des grenouilles en rut. Impossible de fermer complètement les yeux avant cinq heures du matin et les premières lueurs de l’aube. Tant et si bien que lorsque sonne l’heure du réveil, j’ai bien du mal à m’extraire des bras de Morphée. Mais une longue marche m’attend. Car pour la première fois depuis longtemps, j’ai  rendez-vous. Hier en effet, enivré par le vin et boosté par mes nouveaux compagnons de marche, nous avons convenu de nous retrouver à La Coquille, à près de trente kilomètres.

La pluie m’aura finalement épargné toute la nuit, mais la grisaille est de mise ce matin. Une brume épaisse envahit la campagne et les bords d’eau. Je m’habille en hâte de vêtements qui me paraissent bien glacés dans l’humidité ambiante. Tellement froids qu’une fois mon barda replié, je décide exceptionnellement de revenir un peu sur mes pas pour rejoindre le centre du village et prendre un délicieux et copieux petit déjeuner, bien lové au chaud dans le même petit bar qu’hier soir. L’accueil y est chaleureux, l’endroit est agréable, et si le patron ne peut que me proposer le café, puisque je fais l’impasse sur le ballon de rouge et la petite goutte, il m’autorise toutefois à m’installer avec des viennoiseries achetées à l’excellente boulangerie artisanale repérée la veille. Je prends mon temps, j’écoute les conversations des habitués, un second café offert, je suis bien.

Repu et réchauffé, je quitte l’endroit encore animé des ouvriers qui trainent à entamer leur journée de travail, alors que je n’ai personnellement d’autre boulot que de me mettre en route et avaler les kilomètres. M’envient-ils? Caressent-ils le rêve de tout lâcher pour partir également à l’aventure sur le Chemin? Je les soupçonne lorsqu’au moment de les quitter, ils me saluent tous, l’un me souhaitant bonne chance, l’autre, bonne route, ou encore, bon courage. Je leur réponds d’un merci général, sans relever le mot: du courage, il n’en faut pas, mon brave. Juste la volonté de se lever chaque matin, et quelques soient les conditions, la fatigue ou les douleurs, d’avancer. Encore que la volonté elle-même n’est d’ailleurs plus un effort lorsque, volontaire et enthousiaste, on apprend à se laisser porter par la magie des rencontres et la beauté des paysages traversés.

J’entame donc le trajet avec entrain, sans me soucier de la buse qui me toise, fièrement juchée sur un piquet de clôture. Elle voit peut-être en moi un potentiel excellent repas, mais c’est sans compter sur ma farouche envie de continuer et de déguster le nectar de chaque journée jusqu’à la lie.

Le parcours va d’ailleurs s’avérer aujourd’hui des plus beaux. Tantôt au milieu des forêts, le long de rivières ponctuées de lacs, tantôt sur des petites routes de campagnes à traverser de jolis petits villages. La grisaille du matin fait vite place à un grand soleil qui ajoute encore à la beauté des lieux.  Je n’aurais pas le temps de m’ennuyer à faire le plein d’images qui resteront à jamais gravées en moi. C’est tous les jours que je m’extasie devant tout et rien à la fois. Un simple papillon me met en émoi, une vue à perte de vue me coupe le souffle, j’imagine les bois peuplés d’elfes, de lutins et de fées. Je ne m’ennuie jamais !

Mes pensées vagabondent ainsi au gré de mes pas, parfois graves, parfois moins. Mon esprit taquin me fera sourire lorsqu’au hameau des Cars, je croise une voiture rouge (*). Ou encore un peu plus loin, à l’annonce de mon entrée dans la petite ville de Châlus, je ris tout seul à gorge déployée lorsque j’imagine les habitants répondre à mon bonjour par un Chalut, cha va? J’ai d’ailleurs la chance d’assister là, à la fin du marché châlusiens, rempli de couleurs, d’odeurs et de saveurs locales, à l’exception d’une échoppe spécialisée en fromages hollandais dont la tenancière insiste pour me faire goûter ses Gouda mi-vieux et sa mimolette qui n’a pourtant rien de hollandaise.

Le temps d’une pause dans ce charmant village qui fleure bon l’authentique. Je me sens étrangement bien depuis que j’ai laissé derrière moi tout ce qui faisait de ma vie un idéal. Je prends le temps d’observer les gens, les bras chargés de commissions, certains endimanchés. L’enfant qui court derrière sa maman, le vieillard sur trois jambes, la ménagère pressée de rentrer, le pensionné qui promène son brave toutou, ou encore ce groupe d’hommes qui parlent fort. Chacun à sa raison d’être ici. Et moi? J’étais comme eux, j’aurais pu être l’un d’eux. J’ai quitté ma condition pour me lancer dans l’inconnu, j’ai laissé derrière moi le confort pour vivre à l’imparfait. Dépourvu de tout, je n’ai besoin de rien. Et je me sens si bien ! Je prends conscience de l’importance de chaque chose, je me rends surtout compte de la futilité du superflu et des apparences.

Lorsque je décide de reprendre enfin la route en passant sous l’arcade du pont du chemin de fer, ça sera de nouveau pour une alternance très agréable de routes campagnardes et de chemins champêtres à travers d’immenses forêts. J’arrive tout doucement dans le Périgord Vert, prémisses de foie gras et de bons petits plats, même si je sais au fond de moi que je ne prendrais pas le temps nécessaire à la dégustation. Mais les paysages changent à nouveau peu à peu. Bien loin derrière moi les reliefs de la Creuse, les hauts-plateaux champenois ou les crêtes ardennaises. J’entre ici dans un pays de légendes fait de plaines et de pentes douces, d’eau et de bruyères. Je descends peu à peu vers le Sud, vers les Landes tant redoutées, puis les Pyrénées.

Aujourd’hui encore, le Chemin subviendra à mes besoins. Alors que les lézards se dorent au soleil, je prends tout doucement l’habitude de ces journées entamées sous la grisaille, et qui se terminent en cagnard. La route est longue, l’asphalte est chaud. Sans être réellement à court d’eau, je fais néanmoins maintenant attention à mesurer mes réserves. L’expérience de Neuvy-Pailloux m’aura servi de leçon, alors qu’au bout de ma vie, sans eau et sous un soleil de plomb, un ange tombé du ciel était venu à mon secours sous l’apparence d’une brave ménagère. Le miracle  va pourtant se reproduire. En contrebas de la chaussée, occupés à frotter leurs chaussures de rando toutes crottées, un couple de pensionnés m’interpelle avec un accent chantant: Ô là, Pèlerin, tu n’as besoin de rien? Pas vraiment. Je suis en pleine forme, rassasié, j’ai encore un tiers d’eau à ma disposition, et il ne me reste qu’une dizaine de kilomètres à parcourir. Je suis presque gêné de refuser cette main tendue. Mais ces petits gestes quotidiens, ces sourires, ces personnes si généreuses qui répondent simplement à l’élan du cœur sont autant d’encouragements. Je les remercie poliment, et bien que sûr de ma route, je fais mine d’être égaré, juste pour le plaisir de les écouter et leur donner la satisfaction de m’aider.  Monsieur, d’un pas alerte, aura vite fait de grimper l’allée bétonnée de son jardin pour me rejoindre, et, à grands coups de gestes et de doigts tendus, m’indique aussitôt de tourner à gauche, puis tout droit, jusqu’aux rails, que je longe ensuite sur la droite jusqu’au château. A croire qu’il l’a parcouru mille fois, ce trajet qu’il connait si bien. Je les imagine au soir, dans le creux de leur canapé, passant en revue cette journée, et tellement heureux d’avoir pu remettre un pèlerin sur le droit Chemin.

C’est tout indiqué. Je peux suivre à la lettre et presque les yeux fermés chacune de ses indications. Le sentier qui s’aventure à travers prés, les rails qui se perdent dans un immense méandre. Il n’y a que le château que je ne trouverai pas, probablement dissimulé derrière de hautes futaies. Je me rapproche inexorablement de mes amis de la veille. Peut-être sont-ils déjà là. Dannis aux jambes immenses doit avoir une allure effrénée. Patrick et Henri seront certainement partis de bonne heure. Quant à Daniel et Nadège, quel rythme ont-ils? Mais peu importe la course, il n’y aura pas de vainqueur.  Et je suis bien loin d’être le plus pressé !

Et de fait, lorsque j’arrive au gîte, ils sont déjà tous là à m’attendre. Les douches sont terminées, et les lessives sont faites. Nadège tend précautionneusement ses affaires sur les séchoirs pliants, les chaussures sont ouvertes en plein soleil. Ca sent presque les vacances dans cette arrière-cour d’un ancien bâtiment préfabriqué.

Nous y seront accueillis par Dominique, hospitalier au grand cœur, de surcroît compatriote belge. A cent lieues du pèlerin ordinaire, avec son allure de baroudeur, il l’a pourtant parcouru, ce Chemin. Et depuis, chaque année, à défaut de se lancer à nouveau sur les sentiers, il consacre quelques semaines au service des autres. Je me surprends à admirer ces gens dont l’abnégation et l’altruisme frôle la perfection. Inlassablement, chaque jour, il prend soin de gens qu’il ne connaissait pas avant et qu’il ne reverra probablement jamais. Jour après jour, il astique le refuge, récure les toilettes, fait briller la douche. Chaque matin, il fait les courses, et chaque soir, il concocte un menu qu’il agrémente à sa façon. Juste pour le plaisir de partager durant quelques heures, l’émerveillement et la passion de ce qu’il a lui-même connu. Aujourd’hui, c’est nous. Il nous conte le récit de son pèlerinage, nous lui racontons nos aléas, des étoiles plein les yeux. Il puise en nous la force nécessaire à accomplir sa tâche sans jamais faillir, car il sait que de personnes comme lui dépend aussi la réputation d’une halte salvatrice. Demain, ce sera d’autres pèlerins. Il racontera pour la centième fois sa même histoire, mais il écoutera avec la même patience autant de récits différents.

Je retrouve donc mes amis de la veille, autour d’une table où rien ne manque. Une bonne bouteille de bière belge, le pichet de rosé, les chandelles pour faire joli, et Dominique que je sens ému à nous voir ainsi réunis. Si les veillées de pèlerins se ressemblent un peu toutes, elles sont pourtant à chaque fois différentes, un peu comme ces soirées qu’on passe entre amis sans jamais se lasser. Nous avons chacun notre façon d’appréhender le trajet. On refait le parcours ensemble, chacun s’enrichissant du regard de l’autre. Nos ressentis sont différents, nos attentes ne sont pas les mêmes. Nos raisons non plus. Seul ou à deux, au pas de course ou nonchalamment, nous sommes partis ce matin du même point, nous avons traversé les mêmes paysages, pour nous retrouver au même endroit. Mais aujourd’hui, j’écoute cinq histoires différentes de la même journée.


(*) En référence au film d’animation Cars (2006, studio Disney-Pixar)


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© Luc BALTHASART, 30/12/2016

17 réflexions sur « 24/04/2015, jour 41 : Flavignac – La Coquille »

  1. Cet article m’est arrivé comme un cadeau tant espéré. Quel bonheur de lire ton récit qui nous rappelle les endroits et les états d’esprit par lesquels nous sommes passés. Merci à toi Luc et je dirai bien égoïstement, surtout continue à nous relater ton périple pour notre plus grand plaisir. Et que te souhaiter à l’aube de cette année, sinon de pouvoir reprendre le chemin à deux si tel est ton souhait.

    1. Comme un cadeau de Noël? N’est-ce pas un peu exagéré et flatteur? Quoiqu’il en soit, je le prends comme un véritable compliment et je t’en remercie infiniment !
      Et je continuerai toujours avec le même plaisir à vous conter mes aventures et mes états d’âmes, pour partager avec vous « mon » Chemin, pour éventuellement vous permettre de vous rappeler le vôtre ou vous le faire découvrir si vous ne l’avez pas encore parcouru, pour avoir votre vision du même parcours, à chaque pareil mais jamais tout à fait la même.
      Merci de me suivre avec tant d’enthousiasme,

      Luc

  2. A vous tous pélerins et amis de passage de Luc je vous souhaite le meilleurs qui soit pour Cette Nouvelle Année qui s’annonce. C’est toujours avec le même plaisir, le même bonheur que je poursuis ces merveilleux Récits. Mille mercis.

    1. Une toute bonne année à vous également, en espérant que la santé s’améliore, et que vous trouviez le courage de vous lancer sur le Chemin 😉

      Biz,

      Luc

  3. Bonne et heureuse année à toi, Luc.
    Je t’envoie le courage nécessaire pour écrire ton récit.
    J’espère que tu pourras l’éditer cette année pour le bonheur de tous.
    Bonne continuation.
    Bisous

    1. Une toute bonne à toi également, Nadia ! 😉
      Le courage est là, c’est plutôt le temps qui manque, mais je le prendrais, je continuerai, j’arriverai au terme de mon récit, et des suivants 😉

      A bientôt,

      Biz

      Luc

  4. Bonjour Luc.

    Très heureux de constater que tu as repris ton clavier pour notre plus grand bonheur de lecture.
    Je te souhaite une très bonne et heureuse année 2017 et pourquoi pas un nouveau périple vers Saint Jacques.
    De mon coté, c’est programmé pour septembre mais il est trop tôt pour dévoiler mon projet.
    Bonne continuation.

    1. Bonjour Cyrille,

      Après une trop longue absence… Heureux d’avoir retrouver la plume, heureux de vous retrouver ! 😉
      Tes commentaires sont à chaque fois touchants et encourageants.
      Un nouveau périple cette année? Le Camino del Norte en août… 😉
      Une très bonne année à vous deux également !

      A bientôt,

      Luc

  5. Toujours contente de vous lire, et de voir ces belles photos.
    Ce chemin nous laisse une sacré trace même si le nôtre a été plus court. Je lirai la suite avec plaisir. Toute vos étapes m’enchantent.
    Heureuse année à vous et ceux que vous aimez.
    Le prochain se précise?
    Pour nous sauf soucis en mai où juin nous irons de Compostelle à Fisterra frustrée de ne pas y être aller en juin dernier à cause de cette maudite fracture du talon.
    A bientôt Claudine

    1. Bonjour Claudine, une de mes trois copines 😉
      Toujours contente de découvrir également que tu me suis, ainsi que ton commentaire !
      Et je me doute que tu as hâte que j’arrive à Mélide pour que je relate notre rencontre 😉

      Je ne peux que confirmer tes mots: sacré traces que laisse ce Chemin !

      Le prochain? En août, je compte entamer le Camino del Norte, au départ d’Hendaye, jusque Compostelle (et peut-être, sûrement, Fisterra !)
      Marcher me manque, ou plutôt, le Chemin me manque, son ambiance, sa sérénité, son lâcher-prise, ses rencontres…

      Quant à vous, je ne vous souhaite que le meilleur ! Vous partez encore vous trois ensemble pour ces quelques derniers lieues qui vous séparent de la fin des terres?

      Buen Camino, Ultréïa !
      Luc

  6. Bonsoir merci de ce message, nous avons déjà correspondu il y à quelques mois, mais je ne suis pas la bonne Claudine, bien que passée aussi à Melide. Par contre c’est avec plaisir que je suis ton chemin. A bientôt.
    Claudine

      1. tu es trop bon , car avec le sh suis pas souvent présent mais j’aime de suivre tes aventures toute proportion gardée , ca me rappel albert Londre
        à plus
        robert

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