20/04/2015, jour 37: Bénévent-l’Abbaye – Châtenet-en-Dognon

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Déjeuner guindé en présence des trois allemandes qui m’avaient dépassées hier, et d’un couple d’américains un peu prétentieux, qui se partagent entre leur maison en Floride, et leur mas provençal. L’ambiance ne me sied guère, avec à ma gauche ces teutonnes qui parlent entre elles, et de l’autre côté, ce couple visiblement ici pour avoir moult truculentes choses à raconter lors de leurs prochaines soirées VIP. J’apprendrais d’ailleurs par la suite qu’ils allaient ainsi de chambres d’hôtes en hôtels de standing, et qu’il s’y faisaient livrer chaque jour de nouvelles tenues de marche, en prenant soin de jeter la précédente, trop souillée à leur goût. Cette histoire, telle qu’on me l’a rapportée, fera peut-être un jour partie des légendes du Chemin, comme celle du milliardaire qui voyageait anonymement et laissait des milliers d’euro dans les donativos, ou encore ce riche et discret industriel, qui n’aurait dévoilé sa véritable identité qu’une fois arrivé à Compostelle, et aurait offert à son compagnon de marche rencontré sur le Chemin, une nuit de luxe au Parador dont il se souvient encore, avant de l’inviter à partager une croisière sur son somptueux voilier privé.

Je quitte le gîte à huit heures quart, et tout calcul fait avant mon départ, je décide d’allonger les étapes pour arriver dans deux jours à Limoges. Il me reste septante kilomètres, mais motivé par la ferme intention de m’y poser une journée, je peux me permettre ces derniers efforts. Je pète d’ailleurs la forme ce matin: démarrage en trombe, sans la moindre douleur, je trace comme une fusée, avec bonheur et légèreté. Je ne rattraperai cependant pas les allemandes, parties quelques instants avant moi: je les ai vues au loin emprunter la voie de Rocamadour(*). Quant aux américains, ils sont remontés dans leur chambre après le déjeuner, je ne les reverrai jamais.

Le trajet s’annonce d’emblée magnifique. A peine sorti du bourg, je m’éloigne de la circulation par un large sentier à travers une majestueuse forêt de feuillus, qui me mènera jusqu’à Marsac par une pittoresque route de campagne. J’y rencontre un homme à l’allure typée, occupé à promener son bouledogue. Nous ferons quelques dizaines de mètres ensemble, le temps d’apprendre sur lui qu’il est motard, passionné de whisky, et curieux de ces pèlerins qu’il voit passer devant sa porte. Un jour, m’a-t-il confié, j’en suivrai un, peut-être jusqu’au bout. A peine le temps de le quitter que je suis apostrophé par un ancien accoudé à sa fenêtre. Suis-je trop loin que je ne comprends rien à ce qu’il me dit? Je m’approche mais rien n’y fait. J’en suis d’ailleurs toujours aujourd’hui à chercher ce qu’il m’a demandé ! Enlala, ces accents d’un autre âge, ces patois d’autrefois, je ne m’y ferai pas !

La suite ne sera que volupté et ravissement. Des villages perdus au fond des vallons, des hameaux oubliés loin de toute civilisation, des forêts de châtaigniers ou de pins aux murs de pierres sèches recouverts de mousse, une nouvelle lanterne des morts, déplacée au sein du village et réputée la plus vieille de France, une mystérieuse pierre creuse aux abords d’un sentier perdu dans la forêt. La région est peuplée depuis l’époque romaine, est-ce là peut-être le témoignage d’une ancienne bâtisse, d’un lieu de culte, ou d’un autel sacrificiel? Je n’en aurai jamais la moindre explication. Et puis il y aura cet orvet engourdi par le froid, avec lequel je passerai un long moment à jouer et à l’observer. Il y a aussi ces pétales de cerisiers qui tombent en une neige d’été, comme autant de flocons sous un ciel immaculé. C’est une explosion de sons et de parfums, dans une douce symphonie pastorale faite de chants d’oiseaux et de bourgeons naissants. En cette fin du mois d’avril, la nature toute entière sort de sa torpeur hivernale.

Lorsque j’arrive aux Billanges, mon attention sera d’abord attirée par une affiche annonçant le concours de belote local. Je ne peux m’empêcher à chaque fois de sourire à l’énumération des lots: un cuisseau de chevreuil ou un jambon, une oie ou des canards bien gras, une bouteille de Ricard® ou de whisky, quand ça n’est pas carrément un quart de cochon, une caisse de manchons de poulet ou un assortiment apéro ! J’adore ce rapprochement à la terre, à l’humain, et en fin de compte, à l’essentiel. Qui aurait en effet ici besoin d’un téléphone dernier cri, d’une télé surdimensionnée ou d’une voiture tunée?

Aux Billanges, j’avais promis à un ami de m’y attarder pour remettre son bonjour à Françoise. Paul, puisqu’il s’agit de lui, avait effectivement fait halte chez elle lors de son pèlerinage en 2010. Quant à Françoise, il s’agit de l’incontournable hospitalière du coin. Me voilà donc en quête de sa demeure que finalement personne ne peut rater tant elle est bien indiquée.

Dans la cour ouverte à tous, je retrouve Olivier en compagnie de sa troupe de Français. Mes premiers mots seront à son attention, tout heureux que je suis d’enfin lui annoncer que je savais qui il était depuis bien des lustres. Lui aussi, de son côté, avait fait le rapprochement a posteriori, et attendait patiemment que l’on se recroise pour me le dire.

Il est temps maintenant de faire connaissance avec Christiane, Henri et Patrick. Christiane, parisienne d’adoption, est en fait une Belge, qui plus est liégeoise d’origine. Nous échangeons quelques mots, je lui explique d’où je viens, elle s’amuse à reprendre un accent qui lui manque tant, et c’est là qu’elle va tomber des nues en apprenant qu’en fait, elle habitait avec ses parents à quelques centaines de mètres chez moi. Henri, quant à lui, m’apparait de prime abord comme un homme précieux et bien éduqué. Il a dans sa voix des relents de haute société, c’est indéniable, mais j’ai du mal à le définir tant parfois, il jure comme un charretier. C’est un personnage atypique qu’il me faut encore découvrir, mais un personnage sans nul doute attachant. Il y a enfin Patrick. Peut-être plus discret, plus réservé, plus timide, je garde peu de souvenirs de cette première rencontre, si ce n’est celui d’un homme jovial et naturel, un bourguignon pure souche, qui s’avèrera par la suite être un très agréable compagnon de marche.

Françoise ne tardera pas à arriver. Souriante et pleine d’énergie, elle nous fait directement entrer dans sa maison d’artiste chamarrée et haute en couleur. Je lui remets le bonjour de Paul, je n’ai guère d’espoir qu’elle s’en souvienne. Hé bien si ! Cinq ans après, il aura finalement laissé une trace presqu’indélébile, et elle est enchantée d’avoir de ses nouvelles.

L’ambiance est bon enfant, tout le monde prend ses marques, Françoise s’active au bien être de chacun. Je gêne un peu dans toute cette agitation, mais je ne vais de toute façon pas trainer. Si je veux arriver demain à Limoges, il est temps que je prenne congé de mes amis et que je parcours encore quelques kilomètres. Je les salue un à un, j’hésite à leur dire à bientôt, car je n’en sais rien. Je dis au revoir à Françoise, et je les laisse profiter d’une soirée qui s’annonce pour eux bien agréable. Je traverse ensuite la cour sans me retourner, sans chercher à savoir si ils me regardent m’éloigner, car bien que je les connaisse à peine, j’ai le cœur qui se serre un peu à les laisser.

Je reprends la route avec la seule idée de tracer. Plus je vais loin aujourd’hui, moins j’aurais à faire demain. Et puisque tant que les pieds vont, tout va, j’avance sans réellement savoir où je vais m’arrêter. Je n’ai absolument rien réservé: ce soir, ça sera bivouac, et il sera toujours bien assez tôt pour trouver un endroit lorsque je serai fatigué. 

Je traverse des forêts immenses, je descends dans la vallée, je passe un pont, remonte un sentier, pour rejoindre ensuite une route. J’avance sans réelle conviction, uniquement mû par l’idée d’aller le plus loin possible. Les paysages sont pourtant bien agréables, la température plus que clémente. Mais j’ai la très nette impression que mon esprit est resté avec mes amis.

Alors que je songe tout doucement à m’arrêter, je trouve néanmoins un dernier souffle dans un panneau m’indiquant la proximité du Tronc du Pèlerin. J’en avais tant entendu parlé, tant de fois vu en photo, sans jamais réellement savoir le situer, sans savoir si j’allais y passer.  Vous allez me prendre pour un fou, mais je suis presqu’ému à l’idée de le rencontrer.

Le Tronc du Pèlerin, c’est un arbre majestueux qui, un jour de tempête, fut arraché. Une habitante alors émue du sort de cet arbre qu’elle avait toujours connu, demanda à ce qu’un morceau reste en place là où il avait toujours vécu. Passionnée du Chemin, elle a décidé d’en faire une halte, un repère, un lieu chargé de mystères. Elle s’évertue à l’entretenir et à le décorer, en cela aidée par les pèlerins eux-mêmes, qui ne manquent jamais d’y laisser une trace, un objet, ou un mot. Le Tronc du Pèlerin, c’est un havre de paix, un endroit irréel où l’on a envie de s’arrêter. On en fait tous le tour, on le prend tous en photo. Il est la vedette de cette étape.

Lorsque je laisse cet endroit derrière moi, il est presque dix-neuf heures. Je sors du bois, je scrute les champs environnants, pas le moindre endroit accueillant. Je suis à l’entrée d’un village, peut-être, avec un peu de chance, y trouverais-je une âme bienveillante. Je n’ai pas grand chose à manger, juste un peu de pain et un vieux morceau de fromage. L’occasion pour moi d’engager la conversation avec une dame âgée occupée à arroser ses jardinières. Elle est désolée de n’avoir rien à m’offrir, mais me renvoie sans plus tarder vers le bar du village qui fait également restaurant. Pourquoi pas, tiens? Un repas chaud, un verre de vin ou une bonne bière, la présence éventuelle d’habitués appuyés au comptoir, cela ne pourrait que me faire du bien.

L’Estaminet des Amis est un bar-tabac typique du fin fond de la France, au décor figé et suranné. Je pousse timidement la porte pour y découvrir deux piliers bien ancrés sur de hauts tabourets, qui surveillent le bar en dégustant leur verre de gros rouge. La tenancière, du plus pur cru, ne dénote pas avec son franc-parler et son essuie de vaisselle négligemment jeté sur l’épaule. J’adore. Je l’interroge sur les possibilités de se restaurer à cette heure tardive. Elle allait fermer, mais mon arrivée inattendue l’incite à reprendre du service. Pour douze euro cinquante, j’ai droit à un salade-bar à volonté, suivi d’une bavette de bœufs aux légumes mijotés, d’un plateau fromage, et d’une part de tarte, le tout arrosé d’un demi pichet de rouge. A ce prix, j’aurai bien tort de me priver ! Faites donc péter les casseroles et apportez moi une bière en guise d’apéro.

Je vais passer une très agréable soirée à expliquer les raisons de ma présence, à parler de la vie du village, et d’un des deux piliers, qui était tout heureux de rencontrer un Belge, parce qu’un jour, dit-il, j’y ai été en Belgique. Tout en l’écoutant, je vais me régaler d’un des plus variés et des plus frais salade-bar que j’ai jamais mangé. La bavette de bœuf qui a suivi prenait la moitié de mon assiette et reposait sur une généreuse couche de ratatouille maison. Quant au fromage et au dessert, ils étaient presque de trop, mais j’ai tout de même réussi à les avaler sans trop de difficulté tant tout était délicieux.

Il me restait toutefois à trouver un endroit où dormir, et c’est finalement dans le noir complet, caché derrière l’église, que je déplierais ma tente sur un carreau de pelouse. Le village est endormi, pas un chat, pas une voiture ne passent. Je me dirige vers le lavoir tout proche. L’air est doux, l’eau est glacée. Je suis presque nu à me savonner entièrement. En un clin d’œil, la fatigue du jour s’est envolée pour faire place à celle de la nuit. Je me couche sans angoisse, certain d’encore une fois merveilleusement bien dormir !


(*) Au départ de la via Lemovicensis, la voie de Rocamadour ne constitue pas en soit une alternative. Ce Chemin permet d’effectuer le pèlerinage de la Vierge Noire de Rocamadour, avant d’éventuellement rejoindre la via Podensis venant du Puy-en-Velay.


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Ou celui du lendemain ?

© Luc BALTHASART, 23/06/2016

2 réflexions sur « 20/04/2015, jour 37: Bénévent-l’Abbaye – Châtenet-en-Dognon »

  1. Marsac – Les Billanges.
    Pas notre meilleur souvenir tant il a plu ( comme vache qui pisse ) toute la journée. Mais l’ étape originale chez Françoise nous a regonflé le moral pour le lendemain, lendemain qui fut une journée ensoleillée. Avec le recul on se dit que dans le fond cela n’a pas été si pire. Les jours se suivent et ne se ressemblent pas. C’est aussi cela le chemin.

    1. Bonjour Pascal, et merci pour ton commentaire et pour partager avec nous ton expérience sur cette étape.

      J’ai eu personnellement la chance d’avoir très très peu de vraie grosse pluie (à peine 4 ou 5 jours sur 95, même si j’ai eu bien des journées en demi-teinte, de grisaille ou de petit crachin).

      Mais comme tu le soulignes,les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Et même sous la pluie, même avec un horizon parfois bouché, parcourir ce Chemin n’en reste pas moins une expérience magnifique !

      Dans quelques jours, je partirai de Liège, jusque Reims. Une autre saison, hors gel et plus verte, mais aussi une autre météo, beaucoup plus pluvieuse. Que vais-je retirer cette année de ces quelques jours?

      Quant à Françoise, c’est un personnage à elle toute seule. Je n’y ai pas séjourné, mais de l’avoir rencontrée, je me doute qu’elle remonterait le moral à un régiment déprimé !

      A bientôt,

      Luc

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