12/04/2015, jour 29: Baugy – Bourges

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La nuit n’a pas suffi à rétablir notre ami Christian. Son pied toujours aussi gonflé le fait atrocement souffrir, malgré l’anti-inflammatoire que je lui avais donné la veille. Nous sommes un peu désemparés face à sa détresse. Christian est pourtant un randonneur aguerri. Il nous contait avec passion ses longues marches dans les bois environnants Paris. Il nous parlait de sa préparation, de ses espoirs et de son envie de partir sur le Chemin.

Je suis pour la première confronté à un probable abandon pour raison médicale, et j’ai peur. Je sais pertinemment que rien n’est jamais acquis et que nul n’est à l’abri d’une défaillance physique, d’un trou ou d’une pierre mal placée, d’un muscle ou d’un tendon qui se rebelle, ou encore d’un lacet récalcitrant qui s’emmêle. Et si demain, c’était moi? Si je chutais, si je me blessais? On s’efforce de ne pas y penser, mais qui sait?

Pour lui, en tout cas, la décision est prise: il va téléphoner à un ami qui habite à Bourges. Il va lui demander de venir le chercher en voiture, et le solliciter pour passer quelques jours de repos chez lui. Cela suffira peut-être à le remettre sur pied, du moins l’espère-t-il. Mais à voir son état, Phil et moi doutons de cet espoir.

On réitère ce matin le délicieux déjeuner de la veille. La même brioche, dans le même café, avec le même beurre qui y fait les mêmes auréoles. On ne change pas une équipe qui gagne ! On s’habille ensuite en hâte avec nos habits du dimanche pour aller récupérer nos guenilles chez Dame Guillaume la voisine. Mais qu’ils sentent donc bon, nos vêtements de labeur. En les enfilant, nous avons l’impression de voguer au milieu d’un champ de fleurs ! C’est assez rare pour le souligner et en profiter pleinement.

Sur la pas de la porte du gîte, Christian clopinant nous regarde nous éloigner. On devine aisément le mélange d’amertume, de frustration, de rage et d’émotion qui doit envahir son esprit au moment de nous voir partir. Nous avons nous-mêmes le cœur gros à l’abandonner à son triste sort. Mais que peut-on y faire? Il nous encourage à ne pas s’inquiéter pour lui, que pour nous, le Chemin continue. Il va se soigner, il va patienter, puis il continuera, ou devra faire le choix cruel d’abandonner si la douleur persiste. Peut-être le reverrons-nous, peut-être pas. Mais quoiqu’il arrive, on ne manquera pas de prendre de ses nouvelles.

Pour la toute première fois aujourd’hui, j’ai décidé d’enfin partager l’entièreté de cette étape avec un ami pèlerin. Phil et sa faconde se sont révélés hier de bonne compagnie, et c’est sans aucune appréhension que je vais marcher à ses côtés. Nous allons parcourir près de 30 kilomètres ensemble, je vais l’écouter, je vais lui raconter, puis encore l’écouter, un peu me confier, puis l’écouter, et encore l’écouter. Phil ne se tarit jamais, mais sa vie et son discours sont  tellement captivants qu’on ne peut que l’apprécier.

La grisaille d’hier n’est plus qu’un lointain souvenir. Dans un prémisse d’été méridional, le soleil est revenu en force, et il fait chaud, très chaud ! D’autant plus chaud que nous sommes sur des routes sans ombre, où l’asphalte claire reflète la lumière de manière presqu’agressive. Lorsque nous arrivons à Brécy, nous avions à peine trois heures de marche à notre actif que déjà nos réserves d’eau étaient à sec. Il va falloir s’y habituer et apprendre à rationner. Nous ne sommes qu’aux portes du sud, et ça ne fera a priori qu’empirer.

Sur la place du village, tandis que Phil, la langue bien pendue et aussi sociable que moi, se lie d’amitié avec une dame âgée, je découvre une fontaine d’eau potable. Les élus locaux aurait-ils eu l’idée de prendre soin des pèlerins assoiffés? Elle tombe en tout cas bien à point, et nous en profiterons par la même occasion pour nous rafraîchir avant de continuer sous un soleil de plomb.

Une fois à découvert sur le haut plateau qui entoure le village, alors qu’il nous reste encore quinze kilomètres à parcourir, nous apercevons pour la première fois l’imposante cathédrale de Bourges,  qui ondule sur l’horizon tel un mirage dans l’air surchauffé. Elle est bien là, insaisissable et fugace. Combien de temps nous faudra-t-il encore pour l’atteindre? Combien de pas et de gouttes de sueur pour mériter ce  qui nous apparaît comme un trophée? Motivé par cet objectif irréel, nous continuons à avancer sous ce soleil implacable.

La route nous semble interminable. Mais marcher à deux nous permet aussi d’oublier un peu les affres du jour. A parler, nous ne voyons pas le temps passer et à peine les kilomètres défiler. Emmené par notre enthousiasme, nous ne prendrons même pas le temps de nous arrêter à une halte aménagée pour les pèlerins exténuées. Ici, perdu au milieu d’une campagne verdoyante, à l’ombre de trois arbres isolés, des bénévoles attentionnés ont en effet construit une table et deux bancs. Un petit mot nous apprend l’origine de ce site, une petite boite nous invite à y laisser une trace. Nous n’en ferons rien, pressés d’arriver et de visiter Bourges, pressés aussi de peut-être retrouver Christian et d’avoir de ses nouvelles.

Déjà vingt bornes que nous arpentons ces chaussées. Sur ces sols durs et surchauffés, nos pieds ne nous disent pas merci. Aussi, lorsqu’enfin nous nous engageons sur un sentier herbeux, nous avons presque l’impression d’un doux tapis moelleux. On se met à siffler dans ces paysages bucoliques et fleuris. On sait pertinemment qu’il nous reste encore de longues heures avant d’arriver, mais dans ces conditions, elles seront bien plus agréables.

Toujours loin mais en moins flou, l’image de la cathédrale se précise. Jusqu’à ce que d’un coup elle disparaisse derrière une banlieue pavillonnaire. Les mêmes impressions qu’à l’entrée de Reims réapparaissent. Ces interminables avenues où je ne me sens plus réellement à ma place. Ces gens qui nous regardent. Ce décalage entre leur vie et nos besoins. Je laisse filer Phil pour mieux m’acclimater. Au milieu des ces maisons, à l’ombre des buildings, je me sens oppressé et m’enferme dans ma bulle. J’ai besoin de calme et de silence, j’ai besoin d’observer. Je fais d’ordinaire partie de ces gens, mais dans ma conditions de pèlerins, ils m’apparaissent tellement différents.

Je le rattraperai au pied d’une monumentale passerelle qui nous fera franchir la voie ferrée. Au delà, après une dernière rue bordée de commerces exotiques, s’ouvre la ville historique. Bizarrement, ici, je revis, comme insufflé d’une énergie rémanente. Ces murs qui, au fil des siècles, on vu défiler tant de pèlerins, me semblent familiers. Toutes ces maisons à colombages ont une âme. Leurs bois, leurs formes et leurs dispositions, leurs petits vitraux et leurs toits pointus confèrent à l’ensemble un charme indéniable, un apaisement immuable. On ralentit le pas, on se laisse porter, on se laisse imprégner. Phil aussi se tait.

Jusqu’à ce qu’arrivés au sommet, nous découvrions enfin le majestueux vaisseau de pierre. La cathédrale se dresse devant nous, tant aperçue, tant désirée, nous pouvions enfin la toucher ! Nous aimerions prendre le temps de mieux l’apprécier, mais à peine un tour effectué, que déjà nous devons nous rendre à notre lieu de villégiature. Nous y reviendrons plus tard, ou demain.

Assis sur un muret à l’entrée de l’allée qui nous mène à l’Auberge de Jeunesse, nous avons l’agréable surprise de retrouver notre ami Christian. Il avait bien estimé notre arrivée, et nous attendait patiemment au soleil. Son pied ne s’était guère arrangé mais aujourd’hui, au moins, il n’avait pas forcé. A son ami, il a préféré notre compagnie. Et ce soir, il a réservé pour nous trois une vaste chambre. Il garde l’espoir que demain, il repartira sur le Chemin.

On s’installe donc en prenant nos aises dans cette auberge presque déserte en cette fin de week-end. Le temps d’une petite douche, puis avec nos habits les plus saillants, nous sommes partis à l’assaut de la ville et de ses bars, afin de profiter des derniers et enfin doux rayons du soleil. On se délecte de ces instants de répits. Sur ce Chemin, nous redevenons des enfants. On s’amuse d’un rien, on s’émerveille pour tout. Parce qu’ici loin de tout, aucune barrière ne nous lie à nos vies d’avant. Nous sommes tout simplement nous,  tantôt espiègle, tantôt sérieux, sans le souci du paraître ou de la critique. Le poids des épaules en moins, tout nous paraît bien futile à voir les gens courir et s’énerver pour un rien. Nous, nous sommes là, simplement heureux de la journée accomplie, impatient d’être demain et de marcher à nouveau vers notre destin.

Comble de l’ironie, moi, belge et amateur de bières, espérant goûter aux spécificités locales, dans ce bar, je devrais me contenter d’une Chimay Bleu. Je me console toutefois en voyant Phil qui suit mon choix. Mais peu habitué, c’est en titubant et bien joyeux qu’un peu plus tard, il quittera l’établissement.

Nous remontons lentement vers la cathédrale pour profiter d’un ciel de feu qui éclaire les tympans. Nous nous arrêterons quelques instants à contempler le magnifique travail d’orfèvres. J’y croiserais un couple de hollandais, en vacances dans la région, ébahis également par tant de beauté. Mais nos estomacs nous tenaillent, et nous n’avons encore aucune idée de ce que nous allons manger.

C’est sur la place que nous ramène à notre auberge qu’une pizzeria ambulante viendra à notre secours. Je n’avais jamais vu ça: dans un minuscule camion, un choix impressionnant de pizza et un véritable four au feu de bois qui crépite dans un coin. On en prendra chacun une, qu’on partagera appuyé sur un haut bloc de béton en guise de table. C’est à la bonne franquette, mais c’est encore ainsi que cela nous goutte le mieux. Elles sont délicieuses !

Christian insiste pour nous emmener ensuite dans un bar-tabac qu’il avait repéré un peu plus tôt dans la journée. Nous y voilà, dans cet antre du diable: on ne peut plus typique, à la fréquentation loufoque, à l’ambiance un peu glauque. Peut-être parce que je n’y suis pas habitué, peut-être parce qu’ici est-ce la norme, toujours est-il que sans la compagnie de mes amis et les conseils de Christian, je ne serai jamais entré seul ici. Mais j’y suis, et avec eux, je me sens finalement bien. Nous partagerons ainsi quelques bières bien fraîches, avant de regagner notre hôtel dans l’obscurité. L’heure du coucher a sonné. Demain, si tout va bien, Christian repartira. Phil, lui, a décidé de s’octroyer une journée de repos. Quant à moi, avec ou sans Christian, je continuerai à avancer…

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© Luc BALTHASART, 15/05/2016

2 réflexions sur « 12/04/2015, jour 29: Baugy – Bourges »

  1. comme toujours récit et photos magnifique je suis sure d’avoir une impression de déjà vu si je passais par là

    1. C’est aussi une de mes motivations: vous donner l’impression que vous marchez à mes côtés, que vous vivez, voyez et ressentez un peu ce qu’est l’esprit du Chemin. Rappelez à ceux qui l’ont connu ce qu’ils ont vécu, susciter l’envie à ceux qui se posent des questions sur le comment du pourquoi, et motiver ceux qui hésitent encore à partir.
      Bienvenue sur « mon » Chemin…

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