02/04/2015, jour 19: Anglure – Troyes

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Madame est malade ce matin. Son mal de tête d’hier s’est transformé en état grippal. Elle est couchée dans le fauteuil, usant le peu d’énergie qu’il lui reste à maugréer ses injonctions à son sbire de mari.

Je serai donc seul attablé pour le déjeuner, sous le regard inquisiteur de monsieur occupé à d’incessants allers et retours entre la cuisine et la salle à manger. Je ne trainerai pas à engouffrer quelques morceaux de pains à la confiture et à avaler deux ou trois lampées d’un café bouillant.

Au delà de ce déjeuner militaire, la journée s’annonce plutôt bucolique. Je vais rapidement rejoindre le canal de Haute-Seine, que je ne quitterai qu’après 22 kilomètres de berges plates et verdoyantes. C’était sans compter qu’aujourd’hui, j’allais vivre la plus longue et une des plus éprouvantes journées de tout mon périple !

Tout commence calmement. Après avoir contourné le terrain de foot d’Anglure, je rejoins un petit ruisseau tout ce qu’il y a de plus beau. Un large sentier, presque un boulevard, d’une herbe bien moelleuse, prend soin de mes pieds. C’est un délice que de marcher dans ces conditions. Je savoure chaque pas. L’air est encore frais, mais les clapotis de l’eau et le chant des oiseaux me ravissent. Ça sera comme ça pour presque 3 kilomètres, jusqu’à Bagneux, où, à ma grande surprise, je retrouve Alice et Rineke, occupées à chanter avec leurs hospitaliers de la veille. Elles ont presque la larme à l’œil au moment de les quitter. Comme quoi, un accueil n’est pas l’autre. Elles auront eu plus de chance que moi. Encore que, a posteriori, je m’étais presque pris d’affection pour mon couple hétéroclite. Quant à Fabrice, il est oublié. A-t-il profité de sa matinée, ou au contraire, est-il parti dès l’aurore? A-t-il seulement continué, ou abandonné? Nous ne le reverrons jamais !

Alice prend les devants sur sa monture de fer blanc. Quant à nous, Rineke et moi, nous voilà repartis ensemble pour attaquer le seul morceau de route de la journée.

Le clocher de l’église sarrasine de Clesles marque l’arrivée près du canal.  Nous ne pouvons manquer de faire un crochet par cette curiosité avant d’entamer nos 22 kilomètres de halage.  L’anglais refait surface tout naturellement, et malgré nos approximations, nous parvenons à nous comprendre et à en rire. Du moins jusqu’à Mery-sur-Seine, où en bonne intoxiquée, elle s’arrêtera au premier bar pour sa dose régulière de café fort.

Je continue donc seul sur le bord du canal endormi. Des rives naturelles envahies de roseaux, une voie d’eau visiblement laissée à l’abandon, où nul bateau ne pourrait se frayer un passage. Les écluses ont pourtant l’air bien entretenues. Le canal fait effectivement l’objet d’un programme de réhabilitation, et, qui sait, dans quelques années, peut-être sera-t-il aussi fréquenté que celui du Midi?

La journée est ponctuée des appels réguliers de la maman de mon ami Damien. Lui-même en route sur la via de la Plata, qui rallie Séville à Compostelle, ses parents avaient décidé de le rejoindre en camping-car à la fin de son périple, afin de le ramener en Belgique. Me sachant sur le Chemin, et passant pas loin de moi, elle s’inquiétait tout au long  de la journée de mon avancement. Elle avait prévu une bonne bouteille de vin, ils espéraient bien me croiser pour la déguster ensemble.  On s’en amuse, on fait des plans, je m’imagine les découvrant attablés au soleil sur des chaises pliantes, m’encourageant au loin de leurs applaudissements et à coup de corne de brume, telle une caravane publicitaire.

Le trajet est, comme je le pressentais, d’une facilité déconcertante, très agréable, mais d’une monotonie sans borne. Des kilomètres d’eau et d’herbe, ponctués d’arbres et de rares ponts, où chaque méandre n’amène qu’une énième perspective tout aussi ressemblante que la précédente. J’avale les pas sans compter, je n’en vois pas la fin. Jusqu’à Payns, où je me décide enfin à quitter le tracé officiel pour rejoindre le village où j’avais décidé de loger. Un choix un peu forcé, car poursuivre jusque Troyes eut été au dessus de mes forces, et le village précédent offrant un gîte m’aurait contraint à une bien trop courte étape.

Je trouve rapidement la mairie encore ouverte. Une jeune et charmante employée m’observe amusée alors que je me défais de mon sac à dos. Wilson en profite pour se faire la malle sur le lino glissant, j’ai juste le temps de le rattraper avant qu’il s’étale bruyamment de tout son long. Une entrée fracassante qui me vaudra l’attention du maire plongé dans ses dossiers. Je sors ma crédentiale de sa gangue de protection, tout en expliquant la raison de ma présence et de mon apparence.

Pendant qu’elle estampille mon précieux sésame, je l’interroge sur la rue du Jeu de Boule, où un bien brave monsieur que j’avais eu ce matin au téléphone m’avait proposé de me mitonner un bon petit plat. C’est le maire en personne, observant les yeux de merlan frit de son employée, qui viendra à ma rencontre. Pas de rue portant ce nom dans sa commune, il est en certain ! Je reste un peu perplexe et désemparé, le temps de retrouver la page dans mon guide et de prendre conscience de mon effroyable erreur. J’avais tout simplement réservé dans un autre village, 15 kilomètres auparavant ! Bien ennuyé, ni le maire, ni l’employée, ne peuvent me dépanner. Je retéléphone à l’homme qui m’attend ce soir rue du Jeu de Boule, pour me décommander, et je ne sais toujours pas où loger.

Je me retrouve seul et dépité sur le trottoir. Je me crois cependant sauvé lorsqu’une centaine de mètre plus loin, je distingue un bar à l’enseigne délavée où je peux encore lire le mot Hôtel. Je n’ai pas d’autre choix que de m’y rendre, au risque de faire exploser mon budget.

En entrant dans l’établissement, la tenancière et deux clients me dévisagent. Quel est donc cet être bizarre qui ne cadre pas dans leur  environnement habituel?  J’ai tôt fait d’excuser ma présence et de demander le gîte. Mais le bar-tabac qui fait aussi office de restaurant n’offre malheureusement plus de service hôtelier depuis des années. Et un des deux piliers de comptoir n’est guère encourageant: avant Troyes, tu ne trouveras pas! Mais je t’y emmène si tu veux…

Je décline l’offre, fidèle à mon serment de ne jamais profiter de la moindre facilité, et je ressors encore plus ennuyé qu’à mon arrivée. Je consulte mon guide, qui ne fait que confirmer ce qu’on venait de m’affirmer.

Troyes. Il est déjà 16 heures bien sonné. J’en ai encore pour 3 bonnes heures de marche, à moins que je ne presse le pas. Je téléphone à Notre Dame en Isle, un ancien séminaire transformé en maison diocésaine qui propose des logements aux pèlerins. La personne qui me répond est un peu embêtée car à l’heure théorique de mon arrivée, les portes seront closent. Mais elle comprend ma situation, et me propose cordialement de m’attendre. Je suis en partie soulagé, je sais maintenant où je passerai la nuit, mais il me reste encore 14 kilomètres d’une chaussée dure et fort fréquentée.

La maman de Damien me sonne juste à ce moment. Je lui explique presque en pleure mon erreur. Elle me prend en pitié, et me propose de prendre la route que j’emprunte pour espérer me rattraper avant Troyes. Le cas échéant, selon l’heure, la distance restante et mon état de fatigue, ils me conduiront jusqu’à ma destination.

Je sens peu à peu l’énergie qui fuit. Je suis las de cette journée que je pensais terminée. A l’idée de trouver porte close, j’allonge la jambe, je veux encore garder l’espoir que je serai attendu à mon arrivée. Les talons tapent sur le bitume, j’ai mal aux pieds. Mes cuisses et mes mollets se contractent à chaque pas. Je me découvre des muscles oubliées, insoupçonnés. J’avance au radar, l’esprit vide et sans même regarder les villages traversés. Le vent souffle, je frissonne, je suis fatigué, épuisé.

Puis la banlieue de Troyes qui s’étire à l’infini. Les heures passent, les voitures se bousculent, les gens rentrent du boulot. J’en vois qui sortent de leur véhicule et se précipitent dans leur home sweet home, en me marchant presque sur les pieds, sans même un regard. L’anonymat des grandes villes, le royaume du chacun pour soi. Je ne m’en offusque même plus, pauvre d’eux-mêmes. M’ont-ils seulement vu? Savent-ils qui je suis? Je ne cadre pas dans le décor, alors on m’ignore, un peu comme ces sdf qu’on fait semblant de ne pas voir.

Je prends le temps sur un banc salutaire de me reposer quelques instants. Je n’ai plus de nouvelle de la maman de Damien. Se sont-ils perdu ou étaient-ils plus loin que prévu? Au plus noir de mon désespoir, je m’étais dit que j’allais accepter leur proposition de me prendre en charge. Au diable ma promesse de ne point biaiser. Mais je pense que je n’ai plus que 2 ou 3 kilomètre tout au plus avant d’arriver. Le diable n’aura finalement pas gagné, j’arriverai à pied. Explosé, certes, mais fier et fidèle à ma promesse !

Mon téléphone retentit une dernière fois devant la cathédrale de Troyes.  Ils arrivent seulement à Payns. Ils auront fait un détour pour rien. Je les invite à ne pas s’aventurer dans la ville avec leur véhicule. Troyes m’apparait comme un entrelacs de petites rues et de sens-unique. Il ne servirait à rien qu’ils me rejoignent pour le peu qu’il me reste. J’en suis désolé, autant de les avoir fait quitter l’autoroute, que de ne pas les avoir croisés. J’aurai vraiment aimé les rencontrer et vider un ballon de rouge avec eux !

On m’attend patiemment devant la porte du grand bâtiment. Il est 19 heures tapant. Il s’apprêtait à partir lorsqu’il m’a vu clopiner au loin. Sa chaleureuse poignée de main et son sourire communicatif, à défaut d’effacer les douleurs, auront le mérite de me remonter le moral. Il prend le temps de bien m’accueillir, me montre la cuisine, la chambre, m’indique un supermarché tout proche qui fermera bientôt, avant de prendre congé de moi.

Allez, Luc, un dernier effort.  Je pose mon sac, je n’ose même pas retirer mes chaussures. D’une seule traite et sans repos, je vais faire quelques emplettes. Dans la foulée, je vais manger, avant de retourner à ma chambre, en empruntant le majestueux escalier. J’ai les pieds en compote après 42 kilomètres. Je vais tenter de les soigner au mieux, d’en prendre soin, de les choyer ! Ils l’auront bien mérité. Un antidouleurs, une douche fraiche, un massage à la pommade anti-inflammatoire, un matelas légèrement surélevé. Je les sens congestionnés, ils m’en veulent. J’espère que demain, ils auront oublié et ne seront pas rancuniers !

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© Luc BALTHASART, 06/03/2016

6 réflexions sur « 02/04/2015, jour 19: Anglure – Troyes »

  1. Pour ma part, j’ai fait Bagneux ( accueil mémorable d’André et Agnès ) à Payns. Accueilli par le curé du village ( un canadien octogénaire), j’y ai passé également un super moment. Etape reprise dans le guide RP51. Le lendemain, promenade monotone le long de la route pour rejoindre Troyes où j’ai également logé à Notre Dame en Isle. Etape courte qui m’a permis de souffler un peu et visiter Troyes et d’y déguster une délicieuse andouillette.
    Je revis mon chemin en te lisant. Surtout n’arrête pas ta narration. Merci à toi Luc.

    1. Sans me souvenir des prénoms, je reste persuadé que c’est bien chez André et Agnès que mes deux hollandaises ont logé.
      Quant à Payns, j’avais bien relevé l’accueil au presbytère, effectivement mentionné dans le guide RP51, mais mes appels sont restés sans réponse. Il était d’ailleurs précisé dans le livre de réserver avant 10h00 du matin !
      Je n’avais donc eu d’autre choix que de poursuivre jusque Troyes.
      Journée très longue, très éprouvante, telle que je la décris dans l’article, mais c’est qu’il devait en être ainsi. J’ai dépassé ce que je pensais être mes limites, et j’ai survécu. Le Chemin nous donne tous les jours des leçons…

    1. A l’instar de la vie, le Chemin est fait d’épreuves. Soit tu te laisses dominer, au risque d’abandonner, soit tu apprends à y faire face, tu les surpasses, et tu en tires alors des leçons qui te font grandir.
      D’une manière globale, toutes ces épreuves, le Chemin, m’aura permis de comprendre que l’impossible était possible !
      Et oui, que de souvenirs que ces petites victoires au quotidien, décuplé lorsque cette victoire est le fruit d’une journée éprouvante. A jamais gravée dans nos esprits…

    1. Un tout grand merci ! Ecrire est un plaisir, et si je peux par mes mots vous faire passer les sentiments et les émotions ressenties, mon but est atteint.

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